La Comédie Française est de retour à Avignon, dans la Cour d’Honneur du Palais des papes pour la 70e édition du Festival In. Mais aussi dans le Festival Off, avec notamment, outre Catherine Salviat, la présence d’une Sociétaire honoraire, Geneviève Casile, qui interprète au Petit Chien Le Bateau pour Lipaïa, d’Alexeï Arbuzov. Une beauté lumineuse qui irradie sur les planches depuis… le croirait-on, un demi-siècle ?
Geneviève Casile fut d’abord danseuse chez Roland Petit et Maurice Béjart, et obtint un 1er prix de piano avant de se tourner vers le Cours Simon et le Conservatoire (classe de Jean-Louis Barrault et Georges Chamarat). Elle en sortit avec trois premiers prix (un événement !) : tragédie, comédie classique, comédie moderne.
Elle fut pendant toute une génération Sociétaire de la Comédie-Française (1961-1993) ; elle y joua quelque 70 pièces, tous des fleurons du répertoire, dont 17 retransmises à la télévision. Elle est honoraire depuis lors, mais joue dans de nombreux autres théâtres (une quarantaine de pièces, dans divers registres). Au cinéma elle compte 13 films. A la télévision plus de 30 téléfilms ou séries. Elle a tâté un peu de la mise en scène. Sa riche carrière a été jalonnée de divers prix ou distinctions.
Comment ne pas être impressionnée en rencontrant une telle artiste ? De fait, son élégante simplicité vous conquiert d’emblée…
-Geneviève Casile, Un Bateau pour Lipaïa est une variation sur le temps. Avez-vous vous-même avec le temps une relation apaisée ?
-Non, je suis toujours en retard (sourire). C’est véritablement maladif chez moi, il n’y a rien à faire pour m’en corriger. Jamais pour les trains, les avions, les voyages, les spectacles, pour tout ce qui est contrainte extérieure. Mais sur tout le reste, je n’arrive pas à évaluer le temps dont j’ai besoin. Je fais plusieurs choses à la fois, j’ai toujours une autre idée en tête…
-Pourtant vous dégagez une impression de sérénité, de luminosité.
-De sérénité non. De luminosité peut-être. Ce Bateau pour Lipaïa est un grand plaisir, et le personnage de Lidia parle toujours de gaieté. Elle est toujours dans le contact. Elle ne peut pas rompre le lien qui s’est créé. Quand elle évoque la mort de son fils, par exemple, elle ne peut pas rompre le lien, parce qu’elle voit son fils, comme s’il était présent. Moi dans la même situation je partirais ; elle non. Nous avons joué cette pièce au Vingtième Théâtre à Paris en version plus longue. Ici il a fallu couper un paragraphe qui expliquait que Lidia avait dû quitter le théâtre. Tout ce qui relevait de la mort et du deuil était sacrilège, et totalement factice par rapport à la réalité. C’est ce qui explique la combativité du personnage.
-Avez-vous des points communs avec votre personnage ?
-C’est très agréable de jouer un personnage combatif, qui ait une telle générosité, un grand cœur. Dans les morceaux supprimés, il y avait de très beaux passages. Il ne faut pas avoir peur de la vieillesse, ne pas se laisser vaincre par elle. Lidia a besoin d’un parapluie pour ne pas la sentir comme une ennemie. Il y a plusieurs facettes dans le personnage, et la version longue permettait de mieux les comprendre. Qu’après la mort de son fils Lidia soit restée dans le cirque s’explique parce qu’elle se sent une mission, celle de distribuer de la joie aux autres.
-Vous vous retrouvez en elle ?
– Lidia est un personnage que j’aime énormément. Elle voit avant tout le bonheur, l’amour, et elle « renvoie » la lumière. Elle sait pardonner, elle a une profonde générosité. J’aime ces personnages généreux. Mais à ce point-là c’est exceptionnel, et je ne le suis pas moi-même. J’habite le personnage, c’est tout.
–Le Bateau pour Lipaïa, écrit à Moscou il y a un demi-siècle, a déjà été joué en France par des acteurs célèbres. En aviez-vous vu des enregistrements ?
-Il a été joué par Edwige Feuillère et Guy Tréjean (en 1977, ndlr) puis Simone Valère et Jean Dessailly (en 1993, ndlr). J’ai vu cette dernière interprétation à la télévision. Mais le texte était différent, plus long. J’ai ainsi découvert l’auteur (Alexei Arbuzov, 1908-1986, ndlr). Mais il fallait l’adapter ; malgré la qualité du texte, il fallait alléger certains développements ; c’était l’écriture d’une époque, même si elle était belle. Pol Quentin (1916-2011) lui a donné une force plus incisive. Vous pouvez voir l’enregistrement sur Youtube. Mais c’est le tempérament de Simone Valère, qui n’est pas le mien. Et la situation était différente : leur couple existait hors de la scène, et cela nourrissait leur interprétation.
-Justement, avec Jean-François Guilliet, votre partenaire, aviez-vous déjà des liens ?
-Nous avions déjà travaillé ensemble, notamment dans Leocadia de Jean Anouilh. Quand Jean-Pierre (Jean-Pierre Hané, le metteur en scène, ndlr) l’a sollicité, il a accepté tout de suite, le rôle est trop beau !
-Dans un passage, vous montrez une véritable émotion, avec des larmes. Diderot disait qu’un comédien devait, non pas éprouver l’émotion mais la feindre. Peut-on gérer l’émotion sur scène ?
-Elle vient toute seule, on ne la commande pas. La guerre a été abominable, l’évocation est admirablement amenée, ainsi que la mort de l’enfant. Tout cela est lourd à porter. La scène a commencé dans la gaieté, puis le couperet tombe ; quand on entend ça, c’est un passage en or. On passe de très joyeux, très léger, à très émouvant, même si on ne s’attarde pas sur les horreurs de la guerre.
-Comment se libère-t-on de l’émotion ?
-ça, c’est le métier. Il ne faut pas trop durer. S’éterniser sur les pleurs risque de tomber dans le pathos. C’est juste une bouffée, rapide. Mais Lidia alors ne pouvait plus faire semblant, et moi non plus.
-Comment Lidia et vous-même entretenez-vous votre jeunesse ?
-Elle voit toujours la vie, et toujours devant elle. Elle est toujours en action. Pour lutter contre la vieillesse il faut saisir ce qu’il y a de beau dans la vie : les arbres, l’émotion de l’enfance quand elle sort de la cathédrale… C’est aussi l’étonnement, l’émerveillement ; voilà : la qualité de l’émerveillement. Cela n’est pas lié à l’âge, il y a des gens jeunes qui n’ont pas cette qualité.
-La musique accompagne parfois l’émotion dans cette pièce. Que représente la musique pour vous ?
-Vers l’âge de 7 ans je me suis mise au piano, il y en avait un à la maison. Maman aurait souhaité que je devienne musicienne. Mais la passion ne se crée pas, ce n’est pas quelqu’un d’autre qui décide. J’ai eu un 1er Prix au Conservatoire de Reims, et deux ans après je suis entrée au CNSM de Paris. J’ai étudié ensuite l’harmonie. Mais la vraie passion de ma jeunesse c’est la danse. Dès que j’ai commencé, j’ai rencontré les bonnes personnes au bon moment : Roland Petit, Maurice Béjart. Puis j’ai suivi des cours de comédie chez René Simon. J’avais 21 ans, je suis entrée au Conservatoire d’art dramatique tout de suite. Ce n’est pas du tout le même milieu, les mêmes réflexes, le même travail, qu’au Conservatoire de musique ou de danse. J’ai eu tout de suite trois prix, le métier m’a accrochée. J’ai été engagée à la Comédie Française, presque tout de suite. A 24 ans ! Mon père était hagard, maman aux anges. J’y ai joué beaucoup de Molière, Hugo, Racine, Marivaux, Genet, et tant d’autres.
-Avez-vous un regret, un personnage que vous n’auriez pas joué ?
-Phèdre, c’est mon grand regret, avec sa part de mystère. C’est un rôle extraordinaire. Toutes les grandes voix qui l’on joué sont déjà toutes dans l’au-delà. Et puis il y a Tchékhov que je n’ai pas joué, et les auteurs scandinaves.
-J’imagine que vous avez beaucoup de projets ?
-En janvier je jouerai dans une mise en scène de Marc Delaruelle au Petit Montparnasse. Car le Théâtre du XXe est aujourd’hui fermé, depuis le mois de mai, par décision de la Ville de Paris.
-Vous avez joué à Avignon dans le In, dans le Off. Quel souvenir en gardez-vous et regard portez-vous sur le festival d’Avignon ?
-J’ai joué avec la Comédie Française à Villeneuve, notamment Marie Stuart et le Portrait. Mon souvenir théâtral, c’est la Guerre de Troie n’aura pas lieu, que j’avais vu du temps de Vilar, avec Christiane Minazzoli dans le rôle d’Hélène ; mais ils sont tous morts maintenant. Et puis la Journée des dupes au Chêne noir.
-Voyez-vous une évolution dans le festival ?
-S’il y en a une, je ne la vois pas. Je revois toujours, de la même façon, les mêmes images que j’aime : les affiches qui envahissent les trottoirs à l’ombre, les gens qu’on rencontre.
-Verrez-vous quelques spectacles cette année ?
-J’aurais aimé les Damnés. Mais je n’ai pas voulu aller le voir, car l’horaire du Bateau n’est pas pratique : une représentation à 12h30 c’est assez inhabituel.
Propos recueillis par G.ad. Photos G.ad.