Depuis 14 ans, après des diplômes obtenus à Aix-en-Provence (arts du spectacle) et Mulhouse (théâtre), Fanny Gioria réalise des mises en scène en divers lieux et pour diverses structures du Vaucluse, essentiellement opéras et opérettes (Offenbach, Mozart, Purcell, Lully) et/ou des conceptions originales autour du lyrique, mais aussi quelques retours au théâtre (Dickens, Molière).
-Fanny Gioria, peut-on dire que L’Elisir d’amore de Donizetti répond au schéma classique des opéras du XIXe siècle, résumés par la célèbre boutade de George Bernard Shaw : « Un opéra, c’est une histoire où un baryton fait tout pour empêcher un ténor de coucher avec une soprano… » ?
-(rire) L’Elisir est plus proche d’Offenbach, même si c’est aussi un opéra de bel canto, si l’on peut dire. C’est en fait plus complexe. Adina aime sincèrement Nemorino ; le baryton Belcore, lui, a l’énergie du séducteur, il a besoin qu’on lui appartienne ; c’est un manipulateur, avec une action souterraine. Mais l’action ne se réduit pas au schéma du trio.
-N’y a–t-il pas contradiction entre des personnages assez conventionnels et des relations qui se révèlent nettement plus complexes ?
–Tout à fait. Et il faut partir des personnages conventionnels, et s’en amuser, aborder de façon plus abrupte, aller chercher toutes les facettes des personnages et des relations, chercher le pourquoi et tout ce qui peut éclairer les relations.
-Justement, quel est l’angle par lequel vous abordez l’œuvre ?
–J’ai transformé le spectacle en fête foraine. Ce qui a l’avantage de créer un microcosme, dans lequel s’établit le jeu de la hiérarchie sociale entre les forains : vous avez ceux qui ont de petits manèges, et puis ceux qui font marcher des attractions plus spectaculaires. Cela donne également de l’énergie à des relations anciennes. Adina et Nemorino, par exemple, sont sans doute amis d’enfance ; quand Belcore arrive, il apporte une énergie plus abrupte, il n’a pas le vécu partagé du microcosme forain ; c’est pour cette raison qu’il se permet des audaces que les autres ne peuvent pas se permettre. Adina, elle, tient à Nemorino, mais elle le trouve encore trop timide, trop jeune ; elle cherche le regard de Nemorino, qui, lui, la fuit ; elle attend qu’il se comporte enfin en homme.
-Tout récemment ont été joués sur cette même scène d’Avignon les Saltimbanques. Vous n’avez pas peur que l’Elisir dans une fête foraine ne ressemble trop aux Saltimbanques, dont l’univers est tout de même bien différent ?
–Je l’avais craint au début, et puis, en voyant les Saltimbanques je me suis rassurée : les deux œuvres ne se ressemblent pas du tout, et les mises en scène non plus. En fait, la fête foraine est pour moi un point de rencontre. On y retrouve la naïveté de l’enfance, uns sorte de stéréotype, poétique et onirique. Mais également un aspect plus noir, plus malsain, qui s’ajoute à la poésie. C’est la rencontre de deux univers. Le questionnement intervient dès le début. Dans ce projet que j’ai conçu, on casse le 4e mur de l’opéra, on utilise les spectateurs, on les immerge comme s’ils étaient eux-mêmes dans le chapiteau. C’est un regard contemporain, dans les costumes, dans la direction d’acteurs, parfois décalé, et même déjanté. Comme l’arrivée de Dulcamara et son théâtre de tréteaux. On s’amuse de tous ces univers mélangés.
-Comme l’indique le titre, le personnage principal est tout de même un élixir d’amour, un philtre, une référence très explicite à l’histoire de Tristan et Iseut, que d’ailleurs Adina lit dans l’opéra.
-C’est en effet le premier accessoire ; le livre est essentiel, c’est le jardin secret d’Adina, qui rêve du Prince Charmant, tout en étant une femme plutôt contemporaine. L’élixir représente un personnage, l’accessoire devient partenaire de jeu. Dulcamara est en fait un manipulateur, et Nemorino se laisse complètement duper, par l’ivresse, une hallucination ; il est pris au piège. C’est un peu une image de la société actuelle, où l’on est vite pris par le jeu des apparences.
-Est-ce un constat ou une dénonciation ?
–Chacun peut faire son chemin comme il l’entend. C’est une dénonciation humoristique, mais pas didactique militante. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise solution, il y a la solution de chacun.
-Et une dernière question, plus personnelle: si vous n’aviez pas été ce que vous êtes, qu’auriez-vous aimé être ou faire ?
–(sourire) Compte tenu de mon âge et de mon expérience, je n’ai pas encore assez de recul. J’ai 38 ans, et je suis tellement heureuse de vivre tout cela, tout ce qui est riche en émotion. Pour moi, ce que je fais est une évidence, puisque je mettais déjà en scène dans les cours de récréation. Mais dans 20 ans je vous dirai peut-être autre chose (rire)… (Propos recueillis en mai 2019 par G.ad.)