Sa voix chante même quand elle parle…
Née dans une famille d’artistes, Eugénie de Mey se démarque assez vite par le choix d’un domaine très particulier, où sa tessiture et sa sensibilité peuvent se développer pleinement. Du Moyen Age à l’époque contemporaine, elle explore la musique – et son rapport au texte – avec une curiosité gourmande. Elle sera accueillie le 26 mai 2019 par Musique baroque en Avignon, avec Julien Lahaye (flûtes) et Pierre Hamon (percussions) pour un concert de « voix poétiques des femmes trobairitz et trouvères des XII et XIIIe siècles », sous le joli titre de « l’on dit qu’Amors est dolce chose »…. Rencontre avec une artiste pleine de fraîcheur.
-Eugénie de Mey, comment passe-t-on de la danse contemporaine au chant médiéval et à la musique ancienne ?
-(Rire) En fait, je n’étais pas danseuse. Je suis née dans la danse contemporaine, avec une famille très ancrée dans ce milieu. Mon père, Thierry de Mey, est un compositeur très proche de Teresa de Keesmaker, notamment au Festival d’Avignon, complice aussi d’autres grands chorégraphes. Et ma mère était administratrice d’une compagnie. J’ai donc grandi sur les plateaux de danse. Mais (rire) j’étais une piètre danseuse. Certes j’ai fait mes débuts de petit rat à Bruxelles, mais, comment dire, je fuguais du cours, et je m’amusais bien plus sur une scène d’opéra qu’à faire des demi-pointes. Je suis donc entrée dans la maîtrise, j’ai participé aux chœurs d’enfants de Carmen par exemple, j’ai fait ensuite du conseil artistique, de la dramaturgie musicale, de la musique contemporaine, mais j’ai découvert dans la musique ancienne le seul domaine qui m’appartienne.
-Entre la musique contemporaine et la musique ancienne, peut-on parler de grands fossé, ou au contraire de pont, les deux domaines étant finalement assez créatifs ?
-Il y a énormément de liens à tisser entre les deux. Les vocalités sont souvent similaires, on est loin de la grande vocalité lyrique du siècle romantique. Il y a dans la musique ancienne une grande attention au vibrato, un contrôle du timbre de la voix. Nous, les amoureux de la musique ancienne, on nous considère un peu comme les intellos de la musique (rire). Ce sont en fait des démarches similaires. Il faut lire les textes anciens, se les approprier, reconnaître l’écriture musicale archaïque des XII et XIIIe siècles, aller entre les lignes. Il y a des ensembles avec des esthétiques très différentes, car cette musique s’inspire des musiques orales, des traditions populaires. On est obligé de s’emparer du matériau et de le recréer, alors que la tradition s’est arrêtée. De la même façon ou presque, quand on reçoit une partition contemporaine, c’est un peu la même démarche : il faut créer, proposer une interprétation.
-Il n’y a pas de référence attestée…
-Nos organes n’ont pas vraiment évolué, ni peut-être leur utilisation. Or on a des manuscrits avec des notations rares, ou différentes de ce que nous connaissons. Nous n’en connaissons ni le rythme ni l’ornementation.
-Vous avez une voix très particulière, difficile à classer dans les catégories habituelles. Est-ce un don de la nature, ou le fruit d’un travail acharné ?
-C’est un gros travail pour dompter un instrument donné par la nature. Quand j’étais en formation, j’étais le petit canard boiteux ; j’avais une grosse voix de poitrine… dans laquelle je me réfugiais. Puis j’ai suivi une formation lyrique de soprano, j’ai chanté Mozart, Schubert, avec beaucoup de plaisir. Mais je pouvais chanter dans des registres très différents ; j’ai alors travaillé pour dompter les gestes techniques. Puis mes goûts m’ont amenée vers la musique ancienne : la musique ancienne me touche, et les voix peuvent s’exprimer, justement, avec dans des registres très divers. Mais mon registre préféré est la voix de poitrine. Un homme peut faire carrière avec une voix de tête ; moi, je ne me vois pas passer une audition de ténor ! Dans la suite de mon parcours, plusieurs chefs m’ont fait confiance : Laurence Bisset, de l’ensemble De Caelis , que vous avez vue l’an dernier dans le même cadre de Musique Baroque en Avignon, ou Simon-Pierre Bestion, chef de La Tempête, et d’autres… Je trouve dans ce répertoire une liberté d’expression, un rapport au texte, une poésie, toute la sensualité médiévale. Ma voix s’y trouve bien, car, si l’on passe en voix de soprano, il est alors difficile de faire comprendre le texte.
-Concernant le concert dans lequel nous allons vous entendre bientôt, quelle en a été la genèse ? Des femmes poétesses, chanteuses, musiciennes, compositrices… en trouve-t-on suffisamment ? Le programme comporte aussi des signatures masculines.
-Mon idée de départ était de n’utiliser que des textes de femmes. J’ai découvert aussi des textes d’hommes qui promeuvent un « je » féminin, avec toujours des musiques belles et touchantes. C’est une époque où l’hommage de l’homme à la femme passait aussi par là, surtout dans le Sud. La liberté des femmes et la vénération qu’on leur portait étaient immenses au XIIe siècle, notamment sous l’influence des catarrhes. Et l’homme était capable d’un degré de finesse suffisant pour écrire à la place d’une femme. Homme et femme se complètent parfaitement à cette époque.
-Les hommes d’aujourd’hui revendiquent volontiers leur part de féminité, et inversement. Existe-t-il vraiment une spécificité de la féminité ou de la masculinité ?
-C’est une question difficile. Ce n’était pas comme aujourd’hui. Les sexes avaient des rôles plus marqués dans la société. Les hommes étaient souvent chevaliers, les femmes étaient à la maison, même s’il y avait heureusement des contre-exemples, et si tout n’était pas caricatural. J’ai voulu mettre l’accent en particulier sur le chant d’une béguine flamande du XIIIe siècle, sous le protectorat du roi Saint Louis ; elle témoigne du mouvement d’émancipation de ces femmes, qui ont voulu vivre la chasteté sans le mariage et sans enfermement religieux. Ces femmes n’étaient pas religieuses, elles vivaient ensemble dans des quartiers protégés, les béguinages, et elles étaient pleinement intégrées à la vie civile ; elles étaient tisserandes, couturières… C’était plutôt en Flandre, mais il y a également un béguinage très important à Paris. Ce n’est qu’ensuite que les femmes ont été enfermées.
-Voit-on des différences importantes entre la poésie d’oc et la poésie d’oil ?
-Le Sud était un bastion précurseur. Sans doute sous l’influence de la civilisation arabe venue de la péninsule ibérique, dont Montpellier était la porte. C’est un art poétique qui émerge en langue vernaculaire, par opposition au latin savant, qui était la règle jusque-là. Et cette poésie en langue d’oc émerge sur une musique riche, ornementée. Puis cette mode contamine le Nord. Troubadours et trouvères arrivent, et musique et poésie se composent ensemble. Cette création en moyen français du Nord prend le relais cinquante ans plus tard environ, peut-être même cent ans. Le Sud a une esthétique plus libérée, plus ornementale ; le Nord a plus de rigueur dans le texte, la forme du poème y est plus importante, au détriment peut-être de la liberté ornementale, presque sanguine, du Sud. Mais cette évolution fera progresser la subtilité de la poésie jusqu’à Guillaume de Machaut.
-Votre enthousiasme communicatif laisse entendre que vous avez encore beaucoup de projets…
-Je voudrais dire d’abord que je suis très reconnaissante à Monsieur Duffaut de m’avoir proposé ce concert. Depuis longtemps j’avais envie de monter ce projet, il m’en a donné l’occasion en me mettant en quelque sorte le pied à l’étrier. C’est ce Trobar Project que j’ai envie de continuer à développer, avec mes complices musiciens. La date du 26 mai impulsera cette dynamique, c’est pourquoi nous mettons beaucoup d’énergie dans ce concert. Mais pour la suite, c’est vrai, j’ai plusieurs programmes et plusieurs partenariats. D’autant que je continue à être chanteuse « ailleurs ».
-Une dernière question : si vous n’aviez pas été ce que vous êtes, qu’auriez-vous aimé être ou faire ?
-(Un silence, un rire frais)
-Vous pouvez jouer votre joker si vous ne voulez pas répondre !
-J’aurais du mal à être autre chose. La musique est une vocation très forte pour moi. Mais peut-être… si j’avais fait autre chose, peut-être sage-femme (un temps) ou politicienne (rire) ? Mais ce ne sont que des rêves d’adolescente.
-…Qui rejoignent la musique : ce sont des activités de créativité aussi.
Propos recueillis par G.ad., mai 2019