S’il est un acteur dont la personnalité semble épouser totalement son, ou ses, rôle(s), c’est bien Rufus. Au café-théâtre, au cinéma, il va de Maigret à Thénardier en passant par le père d’Amélie Poulain. Pourtant, s’il a su incarner de nombreux méchants, c’est foncièrement le Pierrot lunaire que l’on garde en mémoire, la tête dans les étoiles, éminemment chaleureux et sympathique. Avec lui nous nous nous engageons volontiers sur la Piste de l’utopiste, titre de son seul-en-scène au Théâtre du Balcon, lui qui vit désormais dans le Vaucluse.
-Quelle a été la genèse de votre « Piste de l’utopiste » ?
–La crise sanitaire m’a fait manquer les Guérisseurs que je devais jouer l’an dernier. Quand on m’a demandé une proposition pour novembre, j’ai repris ce texte sur l’utopiste que j’avais commencé d’écrire ; et le retour de confinement m’a fait comprendre d’une façon nouvelle ce que j’avais écrit, à mille lieues de ce que j’imaginais.
-C’est-à-dire ?
-L’histoire, c’est un bonhomme qui pose à tous ceux qu’il rencontre une question à la frontière entre joie et tristesse : « pouvez-vous dire oui à la vie ? ». La question, elle se pose à tous, au spectateur, à moi, à ma famille, aux gens que je rencontre...
-La question attend-elle une réponse ?
–J’ai pensé à un médecin, un homme exceptionnel, qui posait cette question aux patients qui venaient le voir. Quand le patient lui répondait : « J’ai tous les malheurs du monde », il lui disait : « Je ne peux rien pour vous. Vous devez faire un effort pour accepter la vie et avancer, pour espérer guérir. » Ceux qui répondaient oui, eux, étaient prêts à guérir. Car la tristesse est un boulet au pied qui empêche de faire un pas de plus.
-Et votre spectacle ?
–C’est un berger qui a une semaine de vacances et vient la passer dans une gare, où il va rencontrer du monde. Il interviendra ainsi de façon décisive dans la vie de 11 personnes ; chacune est l’objet d’un sketch. Je joue sur la diversité des 11 personnages, plus le berger, personnage principal, un peu rustre, un peu allumé ; lui, il croit qu’on peut dire oui à la vie ; c’est un gars bizarre, il veut le bien des gens. La possibilité de suivre un chemin, c’est un viatique pour le bonheur.
-Avez-vous rencontré des spectateurs qui à l’issue du spectacle sont venus vous dire merci ?
–Le hasard m’a fait faire une répétition en présence d’un bébé de 6 mois, qui m’a suivi avec attention pendant tout le temps : j’avais réussi à attirer l’attention d’un enfant avec ma vérité ! Ma 2e générale à Avignon, je devais la faire tout seul ; et puis, la femme d’un musicien m’a fait demander de venir, une très belle femme ; elle était venue à vélo ; J’ai joué pour elle ; à la fin, elle attendait, elle ne voulait pas partir. En fait, le hasard m’envoie des spectateurs formidables ! La 3e fois, c’est une autre spectatrice, une femme de mon âge, qui s’est approchée de ma fille, metteure en scène, et qui lui a murmuré merci. Ça me touche profondément, comme la phrase de Jouvet qui disait : « Même si l’on n’avait qu’un seul spectateur dans la salle, il faudrait jouer pour lui ». C’est là que je suis heureux, j’ai fait mon boulot.
-Est-ce que c’est la même démarche qui a guidé votre candidature aux côtés des Verts dans les élections au Parlement européen en 2009 ?
–Un bouquin venait de sortir, sur la téléphonie mobile, qui expliquait que l’on était plus soucieux de la rentabilité de l’appareil que de l’impact du système sur la santé des gens. C’est alors qu’Europe-Ecologie-les-Verts m’ont proposé d’être sur leur liste, en m’assurant que je ne risquais pas d’être éligible ; et figurez-vous que j’ai failli être élu ! Je l’ai échappé belle ! Je ne suis pas un homme politique, je suis un homme…. poétique. Et cette année j’ai appris quelque chose d’intéressant : « pharmakon », qui vient du grec, désigne à la fois le poison et le remède ; il peut être bon ou mauvais, il faut trouver la bonne dose.
-Vous avez débuté au Festival d’Avignon en 1973 dans Don Quichotte, puis Godot en 1978 dans la Cour d’Honneur.
–Je tiens beaucoup à Don Quichotte ; comme lui je défends des valeurs désuètes. Aux yeux de tous, Dulcinée est une poissarde ; à ses yeux elle est une princesse. Puis j’ai joué Godot avec Michel Bouquet et Georges Wilson deux années de suite. Il n’y a pas de Godot à attendre, il faut simplement aimer la vie. On n’a rien à attendre de qui que ce soit ni de la vie, que de soi-même.
-Vous savez à peu près tout jouer. Quel est votre secret ?
–Un jour nous jouions une pièce ; la presse avait dit que la 1e partie était très bonne, mais que la suite était très mauvaise. Nous, acteurs, nous avions cru que c’était vrai. Jusqu’au jour où un grand metteur en scène tchèque très réputé, Otomar Krejca (metteur en scène du « Godot » de la Cour d’Honneur, NDLR) est venu voir la pièce. Il nous a dit : « Vous n’êtes pas là pour juger l’auteur, mais pour le servir ; faites le saut ; jouez le chef-d’œuvre que vous espérez ». A partir de l’entracte, on n’a rien changé, mais on a joué le chef-d’œuvre. Dominique Jamet est venu voir la pièce ; il a écrit : « la pièce ne cesse de grimper jusqu’au bout ! » Nous avions gagné ! C’est une grande leçon : notre intention à nous est d’accorder un crédit absolu à celui que l’on sert.
-Dans vos rôles sombres vous êtes aussi très crédible ; comment est-ce possible ?
–C’est une découverte que j’ai faite récemment. Mes rôles de méchant ont été comme Jean Yanne, ou Coluche, ou Bigard aujourd’hui. On en revient au « pharmakon » : tout est une question de dosage, du degré de méchanceté à distiller ; il faut le faire à dose homéopathique : on peut aussi bien avoir un remède que risquer un poison. Mais je suis rassuré. J’ai joué pas mal de méchants ; dans Au nom de la Terre, j’ai joué un méchant con, dans la dernière génération d’une lignée de paysans ; j’étais le grand-père, mais je refusais le poids de la responsabilité. J’étais obligé d’être le méchant pour que le film tienne debout. J’ai reçu une lettre de l’homme qui était mon modèle dans la réalité, disant : « ce n’est pas comme ça que ça s’est passé » ; or on ne peut pas retracer exactement la réalité. Un film n’est pas un reportage, pas une histoire vraie ; il permet de comprendre les choses. Dans l’histoire dont s’inspirait notre film, le grand-père n’était pas accusé d’avoir tué son propre fils, mais moi j’étais bien obligé de donner un sens à cette histoire, donc de proposer une interprétation de cet homme devenu chef de famille à 13 ans, orphelin puis veuf, et qui, au moment où il perd son fils, n’a même pas un mot. (Un temps d’arrêt). En fait, c’est un drôle de boulot, celui d’interprète ! Mon boulot, c’est justement de dire ce vide, de donner un sens à la fragilité de cet homme, dont je deviens alors l’avocat.
-Et l’utopie, où est-elle alors ?
–L’utopie, c’est de ne pas s’arrêter, d’être toujours en mouvement, de créer sans cesse.
Propos recueillis par G.ad. Photos Candice Nguyen
Bio-express
Né le 19 décembre 1942 à Riom (un lieu prédestiné pour un futur humoriste !) sous le nom de Jacques Narcy. Ses parents après la guerre se dévouent auprès d’enfants orphelins.
Il abandonne ses études de médecine après 3 années, à la suite d’un immense chagrin d’amour ; changeant de vie pour embrasser le théâtre, il prend alors le nom de Rufus, en hommage au gamin mal aimé de la bande du Petit Nicolas.
Il a 3 enfants, dont 2 dans le monde du spectacle : Zoé, Basile et Rosalie.
Amateur d’aviation (planeur en compétition). Militant écologique, candidat aux élections européennes de 2009. Installé depuis longtemps à Roussillon.
Il a une carrière très riche de plus d’un demi-siècle. Il commence la scène en 1966 (café-théâtre, puis 2 titres comme dramaturge, plus de 20 pièces marquantes comme acteur) ; ensuite le cinéma à partir de 1967 (presque 100 films) avec notamment Autant-Lara, Jules Dassin, Demy (« Peau d’Ane »), Boisset, Lautner, Lelouch, Godard, Annaud, Mocky, Auteuil. La télévision à partir de 1970 (53 titres), en commençant par « Les Saintes chéries » puis « Maigret », puis Moati, Bluwal, Santelli….Sans compter une dizaine de livres.
IL a participé au « Chat du rabbin » sur France-Culture en 2013.
Il a été plusieurs fois récompensé ou nominé, et depuis 2016 a été promu Commandeur de l’ordre des Arts et lettres.
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