Issue du cirque, et devenue femme en 2008, Phia Ménard s’inscrit, comme à l’accoutumée, aux pages « indisciplines » du Festival d’Avignon. Pour cette 75e édition 2021, elle présente sur la scène de l’Opéra confluence une Trilogie de trois heures sans entracte, née des propositions de la documenta 14 de Kassel, qui l’ont choisie pour réfléchir aux thèmes « Apprendre d’Athènes » et « Pour un parlement des corps ». Les deux derniers volets de cette trilogie de Contes immoraux (pour Europe) étant créés à Avignon. (75e festival IN d’Avignon du 19 au 25 juillet 2021, à 17h à l’Opéra Confluence. Durée : 3h)
-« Maison mère », « Temple père », « Rencontre interdite »… Que se cache-t-il derrière les titres de vos Contes immoraux pour Europe ?
-Ce spectacle répond à une demande de la Documenta de Kassel. Tout de suite, j’ai pensé que Kassel était la ville des frères Grimm, et qu’il fallait que je travaille sur des contes. Mais que j’allais prendre à contrepied, avec des sujets qui me sont chers, comme le rapport à la société patriarcale. J’ai l’idée que profondément, on a envie d’Europe. Je pense à mes grands-parents, qui ne sont plus de ce monde, et qui, comme mes parents, disaient : plus jamais la guerre ! Le dialogue entre ces pays doit permettre d’éviter de retomber dans des conflits meurtriers. Mais on en subit autre chose, avec cette Europe économique, de la finance. Je me suis dit que j’allais traiter ce sujet sous cet angle, celui de la construction européenne, et le fantasme que nous avons de l’Europe en passant par le mythe. « Maison mère », c’est Athéna qui construit son Parthénon en carton. La figure d’Athéna étant celle de la femme puissante qui chapeaute la Cité, c’est aussi le lien avec la mère, qui a l’enfant en son corps. « Maison mère », c’est un peu la maison de nos parents. « Temple père » est un religieux particulier : c’est une tour de Babel qui se révèle être un château de cartes surdimensionné. Mais qui construira cette tour ? L’ouvrier. Le même qui a construit la tour Trump. J’effectue un rapprochement entre l’ouvrier et l’esclave. C’est la vraie mémoire de mon père qui subit une maladie professionnelle. Il construisait de gros paquebot à Saint-Nazaire… où il a été exposé à l’amiante. « Rencontre interdite » est le témoignage à chaud de ce qu’on a vécu : une pandémie, qui va nous interdire nombre de choses ! Ce volet de la trilogie sera une rencontre avec notre confort, notre impossibilité de changer les choses, la rencontre avec ce qu’on nous a interdit : le théâtre. Il y a là quelque chose de très faustien : un pacte. Je fais la proposition d’un pacte.
-Et vous ? Vous croyez en l’Europe ?
-Je crois en Europe. Sans le « l’ ». « Europe », c’est quelque chose qui ne nous appartient pas, c’est l’autre. « Europe », c’est nous. Nous nous appelons toutes et tous Europe. C’est une sorte de rêve, un symbole dans une mythologie très forte. Oui, nous sommes tous Europe, nous devons nous approprier ce qui n’est plus un mot mais un nom.
-Vous avez un amour pour le carton ?
-(Rires) Oui ! je l’avoue. J’aime ces matériaux. J’aime les matériaux que tout le monde connaît. A partir du moment où je n’utilise pas beaucoup le texte, j’ai besoin d’un langage en commun entre nous, acteurs, et le spectateur. L’eau, le bois, le carton… On a chacun notre expérience de la matière et on dialogue ainsi.
-A travers vos œuvres, on retrouve la figure de femme battante. Pourquoi ?
-Je crois que le mot « puissance » a été accolé aux hommes. Mais c’est l’humain qui est puissant, qui se bat pour trouver le moyen de survivre. Pourquoi qualifier toujours de « puissant » l’homme ? La puissance ne se loge pas dans la force, mais dans la capacité de gérer, d’appréhender, mettre à distance : tout ce que les femmes font… car ce sont elles qui gèrent la société ! »
-La notion de « Parlement des corps » proposée par la Documenta de Kassel est paradoxale. Comment avez-vous compris cette notion, vous artiste de scène ?
-J’y réponds par la trilogie. Dans cette histoire d’Europe, ces contes immoraux, j’essaie de comprendre pourquoi on nous renvoie toujours à Athènes, à cette première République, les premiers philosophes… Dans mon travail, je passe mon temps à essayer de dire : regardez comme c’est beau cette multiplicité que nous sommes ! Même dans le pire ! Le parlement est intéressant quand il y a contradiction, quand c’est polysémique. Pour moi, le parlement des corps, c’est lorsqu’ils sont polysémiques, au niveau du genre, notamment.
Propos recueillis par S. G.-T. Photo Jean-Luc Beaujault
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