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Mikaël Chirinian est avignonnais ; adolescent il a suivi les ateliers théâtre du Chêne Noir – comme Alice Belaïdi, qui crève l’écran en ce moment dans le grand succès Un petit truc en plus -. Sans tapage médiatique, il mène une carrière solide. Cinéma – dont Notre-Dame brûle -, théâtre, séries télévisées. Avec le même engagement professionnel.
Nous l’avons suivi au Festival Off depuis Rapport sur moi en 2008, puis La liste de mes envies en 2013, toujours dans des mises en scène d’Anne Bouvier.
Pour ce festival 2024, il vient avec Changer l’eau des fleurs, succès 2022, et avec La Disparition de Josef Mengele, qui devrait devenir rapidement succès 2024.
-Mikael Chirinian, pourriez-vous d’abord nous parler de votre pièce : a-t-elle déjà été rodée à Paris ?
–Non, c’est une totale création avignonnaise. A l’occasion des créations lumière, le week-end prochain, les 15 et 16 juin, nous ferons un filage ; puis une générale de presse le 28 juin ; et le 29, c’est le début du festival.
-Rappelez-nous qui était Josef Mengele, personnage historique de sinistre mémoire ?
–Josef Mengele était le médecin tortionnaire d’Auschwitz. En 49, il est parti en Argentine comme beaucoup, et il est passé entre les mailles du filet. On ne l’a jamais attrapé. Il est mort tranquillement, sur une plage du Brésil (en 1979, NDLR), sans avoir jamais été confronté à la justice. La disparition de Josef Mengele est un roman, pour lequel Olivier (Guez, NDLR) a mis ses pas dans ceux de ce médecin. C’est l’histoire de l’impunité. Comme Olivier est journaliste, il a mené pendant 7 ou 8 ans une enquête journalistique, très documentée.
-Et le seul accusateur de Josef Mengele sera son fils…
–Oui, le seul procès auquel il sera confronté sera donc un procès de l’intime. C’est une perspective qui se construit, un an avant sa mort. C’est le seul face-à-face, et il est particulièrement important pour son fils, qui doit porter l’héritage d’un monstre.
-C’est aussi, dans une moindre mesure, le problème de chacun, comme on le voit en ce moment à l’occasion des commémorations du 80e anniversaire du Débarquement : comment porter la culpabilité de ceux dont on est les héritiers ? Ou comment assumer leur monstruosité… ou leur héroïsme ?
–À travers les fils en effet, ce sont toutes nos questions à nous. Nous sommes les héritiers d’une Histoire, de l’après-après-guerre. On apprend que ce monde de l’après-après-guerre est un brouillard total.
-En fait, comment un homme ordinaire peut-il devenir un monstre ? Car à l’origine Josef Mengele est un homme ordinaire.
-Le roman d’Olivier est en cela très intéressant. À travers ce personnage, il raconte toute la banalité du mal. On suit pas à pas un homme en fuite, et on rencontre des éléments de sa vie c’est un homme amoureux, un médecin ambitieux, qui veut faire une grande carrière. Et il vit dans un système où toute l’horreur est validée par l’Etat, autorisée par les lois, qui décrète qu’il existe des races supérieures. Mais prétendre après qu’on n’était qu’un rouage ne suffit pas.
-Comment peut-on expliquer aussi que ce fugitif ait bénéficié d’autant d’appuis, de complicités ? Car ceux qui l’ont aidé étaient aussi des hommes ordinaires, tous n’étaient pas des monstres.
-Josef Mengele a d’abord été soutenu par sa famille, qui possédait une très grosse société de machines agricoles. Lui-même était le représentant de cette société dans toute l’Argentine et le Paraguay. Il faut savoir qu’alors le Paraguay abritait des colonies entières d’émigrés de sociétés allemandes ; à l’origine c’était Elisabeth Nietzsche, la sœur du philosophe, elle-même profondément antisémite, qui en a fondé. L’ambassadeur d’Allemagne en Argentine était un ancien nazi, mais quantité d’autres aussi.
Le livre montre la complexité, avec quelques passages comiques à force d’être inconcevables : on est en pleine sidération ! Dans un passage par exemple, Josef Mengele, qui vit sous une fausse identité, a besoin de retrouver sa véritable identité pour obtenir un prêt bancaire. Il obtient un passeport allemand, les papiers sont envoyés à Bonn, où l’on ne contrôle même pas dans la liste des criminels recherchés. En fait, ils sont nombreux en Argentine, qui attendent le retour en Europe, et qui vivent une sorte de quatrième Reich fantôme. Il faut penser qu’Olivier s’intéresse au sujet dans les années 1970-1980 ; c’est l’époque où Mengele était encore vivant, et c’est alors que sort à Hollywood le film Marathon Man (de John Schlesinger, sorti en 1976, adaptation du roman éponyme de William Goldman paru un an plus tôt, avec Dustin Hoffman, Laurence Olivier), qui le présente déjà comme une star maléfique de légende, une sorte de Dark Vador de la médecine (rire). Certes, dans les dernières années de sa vie, il était épuisé, éreinté, mais vivant, lui !
-Quel personnage jouez-vous dans cette pièce : le narrateur, un témoin, un accusateur ?
–Un peut tout, dans le désordre. J’avais le souhait, en sortant de L’Ombre de la baleine, où je m’étais confronté au mal intime, de m’attaquer là au mal collectif, radical. Mais je voulais, avec ce qu’il y a de plus lumineux et de plus fraternel en nous, oser regarder en face nos propres zones d’ombre. Je suis en fait la démarche du roman, je chemine pas à pas avec lui, avec ce « il » qui est la 3e personne du narrateur. C’est ce qui maintient le texte à distance. Mais parfois, on n peut empêcher un surgissement du « je », et à s’approcher trop du vide, on risque le vertige ! Le récit avance ainsi jusqu’à la rencontre entre le père et le fils, les deux étant incarnés à la 1e personne. C’est le mouvement même utilisé dans le roman, et c’est alors le point d’akmè, une rencontre presque biblique. Moi-même j’incarne alors la posture de l’enquêteur, Olivier, sidéré.
-Comment la mise en scène peut-elle rendre compte de cette sidération ?
-Par l’immobilité. Le personnage est comme coupé en deux ; il vit son immobilité à lui, interdit de toute fuite ; il est en extrême vigilance pour échapper à tous les radars, avec le moins de mouvement possible. Moi je suis entre deux pôles, pris en étau, pour témoigner du fils torturé, qui rejette la conscience tranquille.
-Comment avez-vous rencontré ce texte ?
-Par un pur hasard, il y a environ 5 ans. Puis on a connu l’épisode Covid ; je croyais avoir lâché l’idée, mais le projet, lui, ne m’a pas lâché. Je devais simplement me préparer psychologiquement à le faire. Je cherche à montrer, pas à comprendre, qui est cet homme. Car ce sont d’autres hommes qui peuvent refaire les mêmes atrocités. Les génies du mal n’existent pas, ce sont des hommes ordinaires.
-Avez-vous construit le projet en collaboration avec Olivier Guez ?
-On a beaucoup échangé au début du projet, il a lu toutes les étapes. Il ne m’a pas lâché et je l’en remercie. Il va découvrir le résultat à Avignon.
-Comment choisissez-vous les livres que vous allez mettre en voix et en chair ?
-Je ne pense pas qu’il y ait de vrai hasard. C’est toujours la réponse à quelque chose. Pourquoi tel livre se retrouve-t-il dans mes mains ? En l’occurrence, c’est évidemment cette tranche d’histoire passionnante, et la façon dont Olivier la raconte en fait tout autre chose qu’une simple biographie. Ce qui guide mes choix, c’est une voix particulière, une façon décrire la littérature, avec tous les sous-textes autour. J’aime adapter une voix, un ton, un regard. Mais c’est la première fois que j’aborde un sujet historique, et pas n’importe quelle histoire. Ce texte m’a touché, ainsi que le travail d’enquêteur, et le défi de reproduire dur un plateau. Cet homme qui est perdu dans notre mémoire collective, c’est notre histoire aussi.
-Vous êtes acteur, au cinéma, à la télévision, au théâtre, vous êtes metteur en scène. Comment s’effectue le passage d’un genre à l’autre ?
-Sans minimiser ce qui nous parcourt quand on joue, ça reste un métier. Le plaisir naît de cette multiplicité, quand bien même on est confrontés à des choses difficiles, à un jeu exigeant.
-Vous reprenez également Changer l’eau des fleurs : un tout autre univers (Chêne noir, 29 juin-21 juillet, 10h, 1h15).
-Nous avions créé cette pièce en effet en 2022, avec des tournées. La pièce a construit avec le public une histoire assez folle. Sans doute par l’humanité qu’elle contient, le travail sur la résilience, sur la reconstruction après un grand drame. Nous revenons avec une autre distribution : Ludivine de Chastenet est la nouvelle Violette, Morgan Perez le nouvel ex-mari ; et moi-même, d’ex-mari je deviens le commissaire. Cela donne évidemment des résonances différentes.
Propos recueillis par G.ad. Juin 2024
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