Ils sont alternativement, et l’un pour l’autre, danseurs, metteurs en scène, chorégraphes. Marie-Claude Pietragalla sera à nouveau « La Femme qui danse », mise en scène par Julien Derouault dans le cadre du festival Vaison danses ce samedi 23 juillet 2022, et Julien Derouault danse tous les soirs dans le cadre du Festival Off d’Avignon, au théâtre du Balcon Dans la solitude des champs de coton, chorégraphié et mis en scène par « Pietra » ; un spectacle créé en 2019 et arrêté en plein vol par la pandémie.
Nous avions déjà interviewé Marie-Claude Pietragalla, la chorégraphe et la danseuse, et Julien Derouault, le danseur et le chorégraphe, il y a moins de 3 mois. Nous retrouvons l’une et l’autre dans la fournaise d’Avignon.
-Marie-Claude Pietragalla, votre initiative – transposer le texte de Koltès en version dansée – est une grande première. Pourquoi avez-vous choisi ce texte ?
–Nous avons rencontré ce texte par le biais d’un stage théâtral et chorégraphique (cette dualité est la caractéristique du Théâtre du Corps, fondé en 2008 par le couple). En travaillant sur ce texte, il nous est apparu comme une évidence. Nous avons approfondi le travail, et nous sommes lancés dans l’aventure. Koltès est un auteur majeur du théâtre contemporain, qui met en scène deux oiseaux de nuit, deux êtres de solitude. J’ai vu beaucoup d’archives, le travail avec Chéreau que j’admirais beaucoup. Comment, moi, femme, puis-je apporter mon point de vue sur le rapport entre ces deux hommes particuliers. Même si nous avons travaillé en étroite collaboration, j’ai la sensation que, oui, je peux apporter quelque chose, en creusant la profondeur, l’humanité, à travers la musicalité, une musicalité à trouver dans les corps mêmes. J’ai contacté les ayant-droits, qui ont confirmé que Koltès aimait la danse, l’art du mouvement. Et je ne regrette pas cette aventure, comme en témoigne l’engouement des spectateurs, ici au Balcon et partout en France. Et même si nous avons été interrompus, comme tout le monde, par la fermeture des théâtres. Car, à travers l’exigence du texte, nous avons touché des publics que je ne pensais pas toucher, comme des très jeunes.
-Pensez-vous que ces nouveaux publics viennent à vous par Koltès, ou à Koltès par la danse ?
–Je pense que c’est plutôt à Koltès par la danse. Le corps ramène en effet l’humanité des personnages et leur inconscient.
-Vous parliez de votre regard de femme. Pensez-vous qu’il y ait une vision féminine spécifique ?
–Je pense qu’il y a un angle particulier, un prisme différent, dans l’analyse, dans la représentation des personnages. La question est, dans toutes les créations d’ailleurs, comment orienter ce point de vue ? Mais nous avons fait le choix du travail à deux, pour une vraie complémentarité ; sans doute nos regards peuvent-ils se confronter, se compléter. Avant d’aborder ce travail, j’ai fait un peu de recherches : il y a peu de metteuses en scène, notamment sur ce texte.
-Ou, s’il y en a, elles n’ont pas laissé leur empreinte.
–Je pense donc que c’est un point de vue inédit, dans la vision de ces deux solitudes que tout oppose, qui cherchent à gagner du temps, qui échangent des coups… Les corps ramènent l’animalité, la partie organique, dans cet univers très masculin. Par la danse on réunit des publics très pointus aussi bien que des néophytes, autour d’un langage organique commun.
-Les deux danseurs représentent, à côté de deux rôles sociaux, deux visions du monde…
–Ils viennent de deux univers différents, Julien de la danse contemporaine, Dexter du hip-hop. Deux univers qui se questionnent pour ne faire plus qu’un. Et c’est un langage qui parle au public : nous avons fait beaucoup de représentations devant des lycéens, suivies de débats.
-Vous appréciez les échanges de bord de scène, comme vous l’aviez fait au Thor (84) il y a deux mois, comme vous l’annoncez également pour Vaison danses (23 juillet).
-(Rire) Pour Vaison, je l’avais oublié ; certaines salles me le demandent, d’autres non. En fait, avec le théâtre du Corps nous sommes des précurseurs, pour lier deux arts ensemble et surtout les restituer en même temps.
-Quelle est votre façon de travailler ? Comment les mots se transforment-ils en gestes ? Avez-vous des images mentales a priori, ou surgissent-elles au fur et à mesure de la progression du travail ?
–C’est surtout un travail en studio : chercher, creuser, écouter, s’imprégner du texte et de sa musicalité ; trouver des résonances à travers des gestes… à moins que l’on ne parte à l’opposé… On fait toujours une double lecture. On cherche comment danser sur les silences, ou bien rester immobile sur le texte, le texte étant de toute façon la colonne vertébrale, et devant rejoindre la musicalité du corps. Et, même si j’assume la chorégraphie, les danseurs sont force de proposition et sources d’inspiration ; ils imaginent parfois des chemins que moi-même je n’aurais même pas perçus. Et quand le rideau se lève, quoi qu’il arrive, on se dit qu’on a fait tout ce qu’on pouvait. Mais le spectacle évolue sans cesse : quelquefois, un geste un peu décalé, et voilà que le sens du mouvement prend une autre résonance ; le corps aide à la compréhension du texte. C’est en fait une succession de recherches, un travail minutieux.
-Comment, concrètement, le spectacle peut-il évoluer ?
–C’est un spectacle vivant, donc, qui par nature bouge. C’est mon rôle de recadrer si on tombe dans le désordre ; sinon, la proposition d’un artiste peut ouvrir d’autres champs, même dans un cadre prédéfini. J’aime me faire surprendre, j’aime l’accident, la magie, l’audace, l’événement imprévu ; j’aime me saisir de l’instant.
-Vous rappelez-vous un « accident » mémorable, un événement qui vous a amenée à infléchir votre travail ?
–On a eu pas mal d’accidents, et beaucoup en scène, et l’on voit alors le public réagir. Ce peut être un changement de rythme ; quand on est seul en scène, on est sans filet. Oui, ce peut être un accident de rythme, ou de musique. J’écoutais par exemple de la musique dans le studio, car j’en écoute beaucoup ; tout d’un coup, j’ai changé d’univers par rapport à l’image préexistante. Cela permet d’apporter une autre couleur, d’intégrer un tableau totalement différent. J’écoute beaucoup de musique, je suis très influencée par l’univers musical.
-Qu’écoutez-vous en priorité ?
–Je suis très éclectique, cela va du classique, bien sûr, à l’électro ; à travers la musique, c’est la joie qui arrive en plus : du rap, du flamenco, de la chanson française, (un instant d’hésitation) de la variété à texte (rire), de la musique expérimentale, pour me crée un univers sonore, avec des couleurs.
-C’est cette multiplicité des univers et des couleurs en effet qui est votre signature, notamment dans La Femme qui danse. Quant au Festival Off d’Avignon que nous sommes en train de traverser, comment le vivez-vous ?
–Dans de très bonnes conditions, hors de l’effervescence de la ville d’Avignon, pour prendre un peu de recul. Pour autant, je suis tous les soirs au Balcon, puisque Julien s’y produit. Dans la journée, comme nous avons été tous deux nommés co-directeurs du théâtre d’Alfortville, nous préparons notre programmation de 2023-2024.
-Quels sont donc vos projets pour ce théâtre et pour la ville d’Alfortville.
–Nous préparons une programmation pluridisciplinaire, thématique, pour cette future 2e année, avec beaucoup de débats, et pas uniquement l’invitation d’un artiste qui vient, qui fait son numéro et qui repart. Il faut que les Alfortains s’emparent de ce lieu de culture, de questionnement et d’échange ; cela ne s’improvise pas en quelques mois, mais doit s’inscrire dans la durée, avec, en fin d’année, un festival Effervescence, à créer, et un focus pour la saison prochaine autour du clown, avec théâtre, cirque, humour… Le festival Effervescence irait hors les murs, irriguant les quartiers Sud et Nord, des lieux inédits pour favoriser le lien avec la population qui n’irait pas spontanément ; il faut donner envie de pousser la porte et d’entrer.
-Et quant au Festival d’Avignon, que vous connaissez déjà, que pensez-vous de cette édition ?
-(presque timide) Je me souviens de l’époque où, très jeune, je dansais dans le In avec l’Opéra de Paris (elle n’était pas encore danseuse étoile). Maintenant, j’en suis à mon 3e Off. Je souhaiterais que le festival renoue avec la philosophie de Vilar : être proche de toutes les classes sociales, apporter aux ouvriers les grands textes, comme à l’époque de Gérard Philipe ou de Béjart. Et, concrètement, que l’ouverture sur tous les publics s’accompagne de respect pour les artistes : tout artiste puisse montrer son travail dans de bonnes conditions, et non pas à l’arrache comme trop souvent, que chacun ait plus d’outils, car lorsque la lumière s’éteint, le public porte un jugement, sans savoir que l’artiste n’a pas eu assez de lumière, pas assez de matériel, pas assez de temps... ».
Propos recueillis par G.ad.
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