C’est la belle histoire d’une rencontre, et même de plusieurs rencontres successives. Delphine Trioux, une Nantaise, ne se doutait pas, il y a quelques années en allant pour la première fois à l’opéra, que cette soirée bouleverserait sa vie. Voulant alors tout découvrir de cet univers, elle cherche surtout à rencontrer des artistes. Le hasard d’un concert lui fait rencontrer Ludivine Gombert, soprano avignonnaise bien connue, avec qui elle sympathise immédiatement. Et de fil en aiguille, elle rencontre cinq autres artistes, tous passés plusieurs fois par notre région. Le projet fou qui l’anime depuis lors : créer un lien entre les artistes et le public. C’est Ludivine qui raconte :
–Delphine a découvert l’opéra, et sa vie en a été changée. C’était dans une production avec le baryton Armando Nogueira ; je crois que c’était une Butterfly à Nantes. Curieuse de tout, elle a voulu aller plus avant, pour mieux comprendre ce qui pouvait créer de telles émotions. Elle a découvert les coulisses, et s’est beaucoup attachée aux artistes.
-Et vous-même ?
–Je l’ai rencontrée aux Chorégies, à Musiques en Fête, où elle venait chaque année. Nous avons tissé des liens. Elle adore comprendre le métier des artistes, l’envers du décor, et le lien humain entre les êtres.
-Il y a, je crois, six artistes engagés dans son projet ?
-Oui, tous ceux qu’elle a rencontrés et sollicités, comme Jennifer Michel, ou Stéphanie d’Oustrac qu’elle a invitée à mener des ateliers vocaux dans sa région. Delphine a d’ailleurs entraîné toute sa famille, son mari, ses enfants.
-Et comment son projet a-t-il mûri ?
–Quand est arrivé le 1er confinement, elle m’a appelée. Comment peut-on vous aider, vous les artistes ? Elle voulait créer un lien avec le public. Vous nous donnez beaucoup, disait-elle, mais le public ne peut pas vous montrer combien il vous aime, et quelle place vous avez dans nos vies.
-Concrètement, elle a réalisé une sorte de livret ?
–Elle nous a posé des séries de questions, des questions sur ce que nous sommes, sur notre parcours, sur ce que ça nourrit chez vous, comme une mission. Le carnet contient l’essentiel de nos six portraits, dont des questions sur la situation actuelle. C’est pour cela qu’elle a lancé une cagnotte Ulule.
-Quel en est le bilan ?
–Je crois qu’elle est décontenancée par le peu de résultat. Je lui ai dit que la période n’était pas la mieux choisie, avec les fêtes et le repli à cause de la pandémie : il n’y a pas d’offre, pas de demande. Ce qu’elle souhaitait dans un deuxième temps, c’était que le public nous adresse des questions peut-être intimes, auxquelles on répondrait, pour créer un échange, pour humaniser le lien. En fait on a presque une place familiale pour elle. Elle est tellement humaine, très préoccupée par la situation des artistes, par le fait que le public reste muet… Elle aurait aimé des paroles pour nous, elle aurait souhaité des paroles de soutien du public. Elle voudrait que le public puisse dire « On vous aime » aux artistes. Car le public a son rôle à jouer aussi.
-C’est une démarche un peu insolite.
–C’est justement cette unicité qui est émouvante. C’est un geste d’amour. Delphine aime passer dans les coulisses, voir les artistes. C’est ce qui fait la particularité de ce projet.
-Est-ce que cela correspond vraiment à une attente des artistes ?
–Sans doute. Moi-même je souffre de la solitude du confinement ; on manque de partage, car on a du bonheur à rencontrer les autres, à procurer une émotion. Quand je sors du spectacle, j’aime partager avec le public. Tous les six, on est dans la même démarche : nous aimons ce moment, même si c’est un court instant, comme si on partageait un verre entre amis, puisqu’en ce moment on ne peut pas partager un verre…
Un spectacle peut faire basculer une vie ; je viens de recevoir un coup de fil de Samuel Jean ; il me disait combien tel concert l’avait bouleversé.
-Le spectateur a souvent peur d’être importun.
–Après le spectacle, quand l’artiste a repris sa peau après avoir quitté son rôle de scène, j’aime que le public ne se sente pas gêné de venir m’approcher. Quand on a fermé la porte de sa loge derrière soi, on se sent très seul. Il faut qu’on redescende sur terre, et redescendre seul c’est difficile.
-Concrètement, comment se manifeste le projet de Delphine Trioux ?
–Avec un don d’1€, on constituait une affiche comportant les photos de tous les donateurs, et on l’envoyait à toutes les maisons d’opéra pour qu’elles l’affichent : car le public a sa place dans ces lieux. Il y a aussi de beaux objets, je crois, des magnets, des marque-pages, et une belle image « J’aime l’opéra ». Et elle voulait développer une vraie correspondance entre les artistes et le public.
-Pour constituer le livret, un questionnaire vous a été soumis : le même à tous les six, ou a-t-elle personnalisé ?
–Il y avait toute une panoplie de questions, et on choisissait celles auxquelles on voulait répondre. Moi j’ai répondu à toutes, parce que je suis bavarde (rire).
-Quelle est la situation actuellement ? Vous êtes entre deux trains, revenant de Reims où vous étiez partie hier ?
–Oui, la production de Carmen a été annulée, et je ne l’ai appris qu’en arrivant sur place. En novembre je n’avais pas pu faire Tatiana non plus dans Eugène Onéguine à l’opéra de Massy. Des enregistrements ont été également annulés. Le Voyage dans la lune à Montpellier, on a pu le mettre dans la boîte juste avant Noël, mais la tournée qui devait commencer à Nancy a été annulée. On enchaîne les avortements. Certaines productions sont reportées, comme Carmen à Clermont-Ferrand, mais pas toutes. (Depuis notre entretien, une autre production a été annulée, le 11 janvier 2021, à la Halle aux grains de Toulouse, NDLR).
-Comment vit-on cette situation ?
–Heureusement moi je suis solide, je suis confiante. Je vais même plus loin : je pense que cette pause était nécessaire pour un meilleur redémarrage. Et puis cette situation touche tous les pays d’Europe. Il faut souligner tout de même qu’en France on est très protégés, pas forcément comme on l’attend, mais beaucoup plus qu’ailleurs. Des protocoles sont mis en place, mais la prochaine génération est à suivre. Certes, rien n’est gratuit, mais nous sommes relativement chanceux.
-Les artistes eux-mêmes ont pris des initiatives de solidarité entre eux, comme le collectif Unisson…
–Oui, j’en fais partie. C’est Mickaël Piccone qui en a lancé l’idée ; il est très investi, il amène l’opéra dans les quartiers… Moi j’aimerais chanter pour les personnes âgées, dans les hôpitaux, dans les Ehpad. Apporter de la joie, c’est une belle mission. On a besoin de donner, de se donner, besoin de ce lien. J’ai ce projet à titre personnel.
-Sur le plan local ?
–Sur le département de Vaucluse. Mais d’abord sur Les Angles (dans le Gard, mais juste en face d’Avignon, de l’autre côté du Rhône, NDLR). J’ai déjà contact avec plusieurs Ehpad de la région. J’ai un devoir de mémoire vis-à-vis de la maman d’une ancienne voisine ; je devais aller chanter pour elle, et puis j’en ai été empêchée par un engagement de dernière minute ; sa maman est décédée entre-temps. C’est pour ce devoir de mémoire entre autres que je veux mener à bien ce projet.
Propos recueillis par G.ad.
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