Dans le monde feutré des claviers baroques (clavecin, orgue), Jean Rondeau explose du haut de ses 24 ans comme une bouffée d’impertinence, avec sa coiffure en pétard, sa chemise jean, et ses bracelets métal. Et si c’était justement cet anticonformisme qui, avec son talent, avait séduit le public et les professionnels, jusqu’à cette récente Victoire de la musique (2 février dernier) en Révélation Soliste instrumental ? Dès le début de la saison, il était déjà le « coup de cœur » de Musique Baroque en Avignon, qui l’accueille dimanche 8 mars 2015, lui, qui n’écoute jamais de clavecin solo ! Mais il est finalement bien sage…
Jean Rondeau n’est pas avare d’entretiens ; il parle de son tout récent CD, « Bach : Imagine », qui est aussi son tout 1er enregistrement. On peut écouter une autre interview de près d’une demi-heure par Qobuz. On apprend ainsi qu’il a découvert le clavecin dans un véritable coup de foudre, à 5 ans ; que lorsqu’il joue seul il a besoin de s’inventer un public ; que ce qu’il trouve le plus « excitant » est « ce qu’il ne contrôle pas » ; que l’époque actuelle fait preuve d’une véritable curiosité et d’une ouverture très large sur divers genres musicaux ; et enfin, le plus croustillant, c’est qu’il n’écoute jamais de clavecin solo… « qui [l]’endort » ; ce n’est pas un sommeil vide, mais il un autre degré de conscience, dans lequel « enten[d] différemment ».
Et même cette image quelque peu décalée qu’il s’est construite, est finalement bien récente ; quand il avait été reçu par Jean-François Zygel dans sa Boîte à musique, le 1er août dernier (2014), il avait un look bien plus classique, avec ses traits délicats, son ovale régulier, ses longues mains fines… Depuis lors il a simplement lâché le sèche-cheveux, mais demeure un jeune homme attachant, réfléchi. Tant pis pour l’interview décalée que j’avais préparée !…
-Votre récente Victoire vous ouvre sans doute bien des portes ?
–De fait, je ne sais ce qui revient à cette récompense, ou à l’activité de mon agent, ou à la récente sortie de mon CD, puisque tout est à peu près simultané. Mais il est vrai que c’est une très belle fenêtre médiatique, surtout pour la France, et en première partie de soirée ; mais quel dommage que ce soit une soirée unique par an ! Ce n’est pas suffisant, cela adoucirait peut-être les mœurs. Et puis on nous oblige à ne jouer que les tubes de la musique classique, à demeurer dans les clichés. En définitive tout de même, pour un instrument comme le clavecin, c’est très important, pour élargir le public, démocratiser l’instrument.
-Musique Baroque en Avignon vous accueille dimanche 8 mars 2015 ; quel programme réservez-vous à ce concert ?
–Ce sera « Bach : Imagine », l’intégrale de mon CD, mon tout premier disque, une aventure passionnante. J’y donne toute sa place à l’imagination, dans une démarche totalement musicale, et absolument pas musicologique. Je n’ai pas besoin de connaître l’homme Bach, sa musique est tellement forte, claire, transparente, qu’elle suffit à m’instruire : sa foi, sa spiritualité, son humilité, tout cela la musique me l’apporte, et lui-même s’estimait moins important que sa musique. C’est à l’opposé de la philosophie romantique, où le moi domine. Depuis que je suis tout petit, j’ai toujours perçu cette musique comme une musique de joie, tournée vers le ciel plutôt que vers les profondeurs ; c’est mystique, léger, dansant, malgré la présence du contrepoint. Et ce premier CD est un vrai bonheur.
-Vous avez dit dans une de vos récentes interviews que, pour ce CD, vous aviez eu besoin d’imaginer un public, puisque vous ne jouez jamais que pour un public. Comment imaginez-vous le public qui vous attend à Avignon ?
–Justement, ce sera une expérience très particulière. Ce sera la première, et la seule fois, où je jouerai exactement le programme du CD ; du coup, je suis assez curieux de cette rencontre avec un public dont je ne sais s’il sera plutôt de concert ou de disque. Habituellement un concert n’est pas un disque ; la durée même est différente : 1h20 pour l’enregistrement, un concert doit être moins long. Chaque concert pour moi a une thématique assez large, et je suis quelquefois amené à ajouter d’autres pièces que celles du programme, dans la même thématique. Si le programme est celui du disque, il n’y a plus de surprise, et aucun intérêt à acheter le CD ; c’est pourquoi je ne recommencerai pas cette expérience. Ici la thématique est bien l’imaginaire, avec beaucoup de transcriptions.
-La pochette même pose question : cette ampoule nue, ces mains ouvertes ?
–Justement, c’est la liberté d’imaginer ce qu’on veut. L’ampoule représente évidemment l’idée. C’est toujours difficile de créer une pochette ; je voulais qu’elle soit surprenante, qu’elle soit une invitation.
-Vous avez découvert le clavecin tout enfant, avez-vous dit, en l’entendant à la radio dans la voiture familiale ; vous ne connaissiez rien à l’instrument ; c’est le son très particulier qui vous a frappé ; comment définiriez-vous ce son ?
–Magique, très singulier. Il a beaucoup de puissance, il a un contact très fort ; il entre directement dans le corps des auditeurs ; il est très direct, un don de proximité et d’intimité.
-Vous avez de multiples casquettes et divers genres (orgue, piano, clavecin, basse continue, jazz, baroque, composition, direction, improvisation) : est-ce l’image de la curiosité d’une époque, ou de votre propre jeunesse, ou y voyez-vous la nécessité de passerelles entre des univers qui se nourrissent mutuellement ?
–Plus simplement des envies, et la possibilité de faire des choses très diverses. Ce n’est pas forcément lié à l’époque. Il ne faut pas oublier que plein de compositeurs des XVIII et XIXe siècles étaient de grands improvisateurs. J’ai toute cette curiosité. Comme j’ai commencé le clavecin tout petit, le piano est venu après presque naturellement ; rien n’était calculé.
-Vous écrivez également. Quel compositeur êtes-vous ?
–Je ne suis qu’un apprenti. Composer demande beaucoup de temps, ce que je n’ai pas ; il faut une conception assez large du temps pour écrire ; c’est pour l’instant compliqué. J’écris plutôt pour mon groupe de jazz, Not Forget ; je fais de la recherche, de l’improvisation.
-Sur quel instrument ?
–Le piano.
-Votre groupe est une formation variable ?
–Non, nous sommes quatre ; nous pouvons inviter par exemple une chanteuse ou un autre instrument, mais c’est ponctuel. Il en est de même pour Nevermind, mon groupe baroque, qui n’est pas non plus à géométrie variable : c’est une formation de chambre, un quatuor. On recherche entre nous une véritable empathie ; on n’a pas assez de toute une vie pour bien se connaître et bien jouer ensemble. Alors si l’on se met à modifier la formation…
-France-Musique a tenté de vous définir en 6 dates. Quelles sont pour vous les grandes étapes de votre vie musicale ?
–C’est un exercice particulier. Pour moi la musique est un cheminement quotidien. C’est peut-être pour le public que les dates marquantes peuvent être intéressantes, pas pour moi. Mais ce qui m’a le plus marqué, bien sûr, c’est mon 1er Prix au Concours international de clavecin à Bruges en 2012, un des plus grands concours du monde. C’était un moment assez fort, un beau souvenir. Ça m’a aidé à avoir des concerts par la suite, à partager avec le public.
-Avez-vous déjà eu des contacts en Provence ?
–Je suis venu très récemment, en décembre dernier, aux Angles, avec mon ensemble de musique de chambre Nevermind ; c’était en fait un récital solo, auquel s’est joint l’ensemble en dernière partie.
-Vous avez sans doute quantité de projets, un calendrier plein jusqu’en 2050 ?
-(Rire) J’ai en effet pas mal de projets, je travaille beaucoup, j’ai divers programmes à monter. Mais c’est tant mieux, j’en suis heureux.
-En dernière question, quelle est votre plus grande qualité, et votre plus gros défaut ?
–Je n’en ai sans doute pas qu’un… Mais je ne peux pas répondre. Cela stigmatiserait ce que je dirais. On a déjà tellement tendance à étiqueter chacun ! Même si je sais que j’ai tels défauts, je les dis rarement, parce qu’en les disant on les fixe, on les considère comme définitifs.
Propos recueillis par G.ad.
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