Jean-François Zygel est un homme-orchestre à lui seul, un Monsieur 100.000 projets : pianiste, compositeur, improvisateur, professeur, musicologue, homme de scène, de studio et de plateau. Le voilà qui se lance cette saison dans « les portraits musicaux des villes » ! La Ville de Carpentras l’accueille le 22 janvier 2022 dans ce cadre. Il s’amuse de mon étonnement.
-Jean-François Zygel, j’ai eu la chance de vous rencontrer et interviewer plusieurs fois, notamment en 2018 et 2019. Vous ne donniez pas moins de 130 concerts par an, en France et à l’étranger, me disiez-vous en 2018. Il semble que vous ayez gardé le même rythme ?
-Cette saison oui, c’est à peu près le même chiffre. Mais les deux saisons précédentes évidemment moins, en raison de la situation sanitaire. Vous savez, la scène est le seul endroit où je me sente vraiment bien. Certaines personnes ont le trac sur scène, moi c’est l’inverse : c’est là où je me sens le mieux ! Sur scène j’ai l’impression d’être libre, de maîtriser les choses, alors que dans la vie… rien ne se passe comme je voudrais !
-Vous ne cessez d’innover dans vos propositions : après la vulgarisation, les improvisations, les matches d’improvisation, les duos avec André Manoukian, – et peut-être tout ensemble ? -, etc… voici les portraits musicaux des villes. C’est une initiative récente ?
-De cette saison-ci, 2021-2022. J’ai commencé par l’étranger. Je n’ai pas voulu partir d’une improvisation totale, comme je le fais d’habitude, et d’autre part choisir un thème précis était difficile dans des pays que je ne connaissais pas. En revanche, faire en musique le portrait d’une ville n’est pas difficile ; je me suis dit que j’arriverais toujours à baragouiner une phrase brève dans la langue du pays, ou à trouver quelqu’un qui le fasse : les habitants connaissent assez bien leur ville pour la présenter en une phrase. Et en France, j’ai déjà fait plusieurs villes ; et j’ai fait aussi Luxembourg, pas la ville, mais le pays tout entier : là j’y étais allé quatre jours plus tôt. Le principe, c’est le rapport œil/oreille, en quelque sorte « L’œil écoute ».
-D’où vous est venue cette idée ?
-Depuis tout petit, lorsque je vois un tableau, un paysage, un monument, les sensations se transforment dans ma tête en musique, un peu comme si mon œil entendait, si vous voyez ce que je veux dire. C’est cela que je propose de partager cette saison avec le public. Une expérience intéressante, puisqu’elle pose la question de la transposition d’un sens à un autre. Lors de mon concert de samedi soir (samedi 22 janvier 2022 à Carpentras, NDLR), les lieux que je vais musicalement décrire seront connus de tous puisqu’il s’agit des lieux emblématiques de Carpentras. Chacun aura donc le plaisir de découvrir comment je transformerai ses lieux favoris en composition musicale. Autrement dit, un « concert-vision » !
-C’est une façon d’induire chez les spectateurs une écoute plus active, une curiosité ?
–Ce qui m’intéresse, c’est l’aspect artistique : restituer en musique un lieu comme je le ressens en le voyant ; comment le restituer dans un autre art. C’est comme dans un roman bien écrit : Balzac, Zola… Les longues descriptions des lieux, des personnages, sont la transposition en mots de ce qu’on voit, ou de ce qu’on sent, car il y a aussi de l’olfactif dans les paysages. Il me faut penser en musique au lieu de mots. C’est la même démarche quand on transpose un roman à l’écran ou à la scène.
-C’est un autre langage sur une même réalité, un autre regard ?
–Un autre regard, non, parce qu’il n’y a pas de changement de point de vue. Mais un autre langage, tout à fait. Et cela provoque en effet une écoute active. Quand les gens entendent mon improvisation sur la cathédrale Saint-Siffrein, ils cherchent dans la musique ce qu’ils connaissent du monument.
-Envisageriez-vous un CD avec un Tour de France de ces portraits musicaux ?
-C’est une excellente idée que vous me donnez là ! Un tour de France par l’oreille, ce serait effectivement très original !
-Comment vous préparez-vous ? En lisant des guides, en vous documentant sur l’histoire et l’architecture, en rencontrant des personnalités ? Ou en vous promenant, la veille ou le jour même, et en vous laissant porter par la ville, par ce que vous humez d’elle ?
-Tout cela à la fois ! Mais c’est ce que je ressens sur place qui est évidemment le plus important. Vous savez, dans ce genre d’exercice il y a un précédent, non pas avec une ville mais avec de la peinture : je pense aux célèbres Tableaux d’une exposition de Moussorgski, dont chaque pièce est inspirée d’un tableau de Viktor Hartmann, un de ses amis qui venait de mourir et dont l’exposition-hommage l’avait fortement marqué. Je connais déjà la région pour y avoir joué souvent, je connais aussi Carpentras, notamment son Festival des musiques juives. Je viendrai la veille m’imprégner des lieux, pour les restituer en musique.
-Savez-vous déjà sur quoi portera votre sélection ?
-Probablement la magnifique cathédrale Saint-Siffrein, l’étonnant beffroi, la porte d’Orange, l’Hôtel-Dieu, la vénérable synagogue (la plus ancienne de France !), les bords verdoyants de l’Auzon, la majestueuse sentinelle des Dentelles de Montmirail qui veille sur la vallée… Nul doute que j’aurai de quoi nourrir mon inspiration pianistique !
-Quelles sont les villes qui vous font rêver, en France et/ou à l’étranger ?
-Chaque ville possède des trésors, des lieux insolites, des histoires surprenantes. En France, j’ai déjà eu le plaisir de mettre en musique Châteauroux, Annecy, L’Isle-Adam, La Gacilly, Dax, Deauville… Alors vous voyez, il me reste encore pas mal de travail, de villes à mettre en musique ! A l’étranger j’ai déjà fait Casablanca, Taipei, Rabat, Constantine, Bucarest, Luxembourg… et je dois bientôt aller en Bolivie à La Paz pour le concert d’ouverture des fêtes de la ville.
-En général, avez-vous un rituel d’avant-concert ? Comment se déroule pour vous une journée habituelle de concert ?
-Il y a déjà dans la journée ce que nous appelons le « point technique », et qui consiste à organiser la scène où je vais me produire. Un travail passionnant et minutieux, en collaboration avec l’équipe technique du lieu où je vais me produire. Nous déterminons la place du piano, l’éventuelle sonorisation de l’instrument, sans oublier celle de ma voix puisque j’aime bien dire quelques mots entre chaque morceau. Aussi les différents états lumineux du concert (dans le cas d’un « portrait de ville », la lumière est très importante pour suggérer l’ambiance de chaque lieu), et bien sûr le travail avec l’accordeur-préparateur, chaque piano demandant des soins particuliers et devant être préparé différemment selon l’acoustique du lieu. Ensuite la sieste obligatoire ! Enfin, juste avant d’entrer en scène, un thé bien chaud… et s’il y a une petite madeleine avec, c’est d’autant mieux !
-Vos projets pour 2022 ?
-Déjà je poursuivrai mes portraits de villes ! Ensuite, il y aura mes deux résidences d’artiste à la Philharmonie Luxembourg d’une part, et auprès de l’Orchestre du Capitole de Toulouse d’autre part. Il y a aussi cet atelier d’improvisation que je viens de lancer à La Seine Musicale, dont je suis actuellement artiste associé. Côté radio, toujours mon hebdomadaire sur France Inter tous les dimanches de 22h à 23h. Et côté enseignement, ma classe d’improvisation au Conservatoire de Paris, que j’ai fondée il y a tout juste 20 ans.
–Quelle est la qualité que vous préférez en vous ?
-La volonté.
-Quel est le défaut que vous détestez-vous le plus en vous ?
-(rire) La volonté ! Vous savez, selon les circonstances, nos plus grandes qualités sont aussi nos plus grands défauts. Tenez, par exemple, quelqu’un de maniaque : eh bien cela peut être dans son travail une très grande qualité, mais pour son entourage parfois un défaut très irritant. Plutôt que de parler de défauts et de qualités, on devrait parler de « qualifauts », ne trouvez-vous pas ?
-Si vous n’aviez pas été ce que vous êtes, qu’auriez-vous aimé être, qu’auriez-vous aimé faire ?
-Sans aucune hésitation : écrivain !
Propos recueillis par G.ad., janvier 2022
Photos Denis Rouvre/Naïve (n°1) ; M.A. (Cour Saint-Louis à Orange, 2017) (n°2-3) ; Thibault Stipal (n°4-5)
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