Jane Birkin ? Tellement délicieuse et attachante, une pépite de tendresse et de poésie. Expérience un peu déroutante au début, quand je sens – c’est la première fois pour moi, après pourtant près de deux cents interviews, de personnalité très diverses – que mon appel, pourtant programmé et attendu, n’est pas nécessairement le bienvenu. Je commence par des banalités sur ses multiples projets, de blues au festival Jazz phare fin juillet, du Grand Echiquier le lendemain, sans oublier le concert qu’elle va donner le 5 mai 2022 à Carpentras, Ah ! pardon, tu dormais.
Comme j’évoque ses multiples talents, elle rectifie, et raconte, ce qu’elle a déjà évoqué bien des fois : « Comme j’avais fait un disque avec Étienne Daho, il a eu la gentillesse de vouloir me mettre en scène. Il a voulu réentendre des chansons des débuts. Je ne voulais pas, mais c’est finalement excitant d’être vue par le regard de quelqu’un qui vous veut le plus grand bien. Lui-même, et ses musiciens qui m’accompagnent sur scène, m’ont complètement portée. Et puis j’ai eu mon accident au cerveau, et j’ai été obligée de m’arrêter 4 ou 5 mois. Ensuite, comme je n’ai pas de vie privée, je ne sais pas quoi faire ; alors je suis toujours prête à prendre mon chien et à sauter dans un train ; c’est ce qui me porte : rencontrer des gens, des publics différents ; même si je suis fatiguée, dès que j’entre en scène ça va mieux, et je donne tout comme si c’était mon dernier concert ».
Comme je le fais avec les autres artistes, j’évoque la pandémie, car personne n’a pu traverser indemne cette période ; comment Jane Birkin l’a-t-elle vécue ? Comme un arrêt salutaire, une remise en cause… ? Jane dévie sur cette période de promotion qui lui pèse.
« J’ai eu beaucoup d’interviews, beaucoup trop à mon goût, et des choses à la télévision, tout ce qui ne m’intéresse pas, mais c’est mon agent qui le veut… Je ne parle pas pour vous… souffle-t-elle en se reprenant… Mais je me dis pour le concert : pour 1h et demie, fais-le du mieux que tu peux. En fait tout cela m’inquiète. Pas comme des discussions après... » Et le ton change, et je ne peux plus l’arrêter : « C’est le film que Charlotte a fait sur moi ; elle m’a saisie de façon formidable, drôle. En fait j’aime parler d’elle, des mères et des filles ; je trouve que la situation de mère est très intéressante. Mais autrement je suis terrorisée par la télévision. J’ai été obligée d’aller voir un hypnotiseur pour « faire Drucker » ; alors qu’en fait, Drucker, il n’est pas méchant, on se contente d’être assis, d’être là et de lui répondre. Mais la télévision est envahissante, terrorisante ; parce qu’aujourd’hui, avec des supports comme YouTube, ce que vous dites est immédiatement publié, amplifié ; c’est une source d’inquiétude terrible, on ne sait pas à quelle sauce on peut être mangée ».
Et puis, sans changer de ton, le propos glisse, comme d’ailleurs il va le faire tout au long de l’entretien, au point que je n’ai pas l’impression d’avoir pu poser les questions que j’avais préparées.
« Quand j’étais à l’hôpital, a Nantes, pendant un mois en soins intensifs, j’étais portée. Je regardais une émission sur 5, vous savez, sur un voyage dans un train ; je crois que ça s’appelle Un train pas comme les autres ; c’est extraordinaire, un divertissement génial ! Et le même jour, j’ai eu un autre bonheur : l’opéra de Paris diffusait un reportage sur un chorégraphe américain, celui de West Side Story, une rétrospective ; et puis il y avait sur YouTube Pieces of Glass, des pièces de Philip Glass. Et quand je sortais dans le couloir, qu’on se retrouvait tous avec nos perfs, on avait presque envie de danser, avec des soignants qui étaient formidables ! Ce sont des choses qui aident… »
Nouveau virage, comme par peur des questions, ou pire encore, peut-être, des silences.
« Et maintenant je viens tout juste de passer une semaine avec ma sœur. Elle m’a fait découvrir deux peintres, Francis Bacon et Tracy Enen ?,,, , c’est un Turc, je crois, il vit à Chypre, c’est le petit-fils de Freud. Je ne comprends pas comment on n’a pas fait de rétrospective de ce peintre. Il était impressionné par Le Cri de Munch ; et puis il a eu un cancer terrible alors qu’il était jeune, 50 ans ; il a cru ne pas s’en sortir, et puis il a survécu. L’exposition donne envie de foncer droit vers l’Angleterre ; ses œuvres sont déchirantes ; elles portent les déchirures des violences enfantines ; ça vous fait chialer ; ça aussi je l’ai vu sur YouTube, ils parlaient de leurs œuvres. Quel dommage que je ne sois pas dans des écoles, pour les montrer aux élèves ! »
On dévie à nouveau, on sent que tout lui tient à cœur.
« Ces peintres sont inspirants, et pour vos élèves, comme Zelenski en ce moment ; il est héroïque ; il est porté par un courage extraordinaire, il est né pour ce moment-là, pour son pays. Quand on a quelqu’un comme lui, ou John Pain, un acteur d’Haïti, ça fait énormément de bien ; en Ukraine, on voudrait envoyer beaucoup d’argent, des médicaments, des vaccins, on voudrait foncer là-bas pour faire tout ça. Chaque jour je me réveille en me demandant si Zelenski est toujours vivant ; je suis écœurée que Total reste dans un pays avec un régime tyrannique. Comme en Birmanie. Suu Kyi (Aung San Suu Kyi, renversée par un coup d’Etat militaire en février 2021, NDLR), qui a pris 5 ans de plus, comme le colonel Massoud : ils sont tellement inspirants qu’ils nous portent ailleurs. Nous, nous nous sentons tout petits ; tout ce que nous faisons, c’est trimbaler nos petites tirelires pour l’Ukraine, nous sommes tellement misérables, et si près de ce désastre, à quelques milliers de kilomètres de nous. Parfois je me demande pourquoi je suis sur scène alors qu’il y a de tels malheurs ; c’est tellement curieux de ne pas être plus concernés. On a ramassé de l’argent à Bruxelles, les gens ont toujours envie d’aider ».
Au ton que j’entends, je sens que mon interlocutrice est désemparée, comme nous tous, qu’elle voudrait se sentir utile. Sans l’avoir envisagé, je lui dis combien les vidéos, combien les interviews que j’ai vues ou entendues d’elle m’ont fait du bien, combien elles sont roboratives et peuvent illuminer une journée. Je sens à l’autre bout du fil que quelque chose se passe, un silence d’une autre nature, comme quelque chose qui se tisse d’inattendu. Elle me remercie, et j’ose croire que son enthousiasme n’était pas feint. L’échange sera ensuite plus léger.
Mais pourquoi donc ai-je posé la question du joli titre Ah, pardon, tu dormais, dont je connaissais déjà la réponse ? Mais Jane ne se fait pas prier.
« J’avais fait un film écrit par Jacques Perrin ; c’était l’histoire d’une fille qui n’arrivait pas à dormir, alors que son partenaire, lui, dormait très bien à côté d’elle ; et elle avait sans arrêt besoin de lui demander, la nuit : « Est-ce que vous m’aimez, et que vous m’aimerez encore ? » Et la comédie tourne alors en drame.
C’était d’abord un film. Après, je l’ai joué en pièce. Étienne est venu me voir deux ou trois fois, pour le texte, qu’il a trouvé très beau. Il a voulu faire un disque avec des morceaux du texte. Et tout cela pendant 10 ans. Et moi je trouvais toujours quelque chose de mieux à faire. J’ai même travaillé avec un orchestre symphonique pendant 5 ans. Et puis le disque a été très bien reçu en Angleterre et en Amérique – il y avait quelques textes en anglais -. Avec Étienne et Jean-Louis Pierrot on a donc repris le projet après 20 ans, et Étienne a voulu me mettre en scène ».
-Quelle auteure êtes-vous vous-même ? A heure fixe à votre table de travail, ou quand un événement extérieur vous sollicite, ou dans l’urgence ? Au clavier de l’ordinateur ou au stylo ?
–Pas à l’ordinateur, c’est certain, parce que je ne sais pas comment faire bien. Pour le film, les dialogues, ou plutôt les monologues, et c’était pareil pour Boxes, c’était dans l’urgence, très inspirée par la vie, par des choses que j’avais envie de dire. C’est d’ailleurs venu assez vite, la moitié en anglais. Ça existe même en pièce de théâtre, si un jour quelqu’un a envie de le reprendre. On a ajouté des morceaux de chansons, et j’ai voulu mettre aussi d’autres textes pour ma fille Kate, comme Cigarette, que j’ai donné la nuit, sans parler d’elle ; c’est un texte brutal, je sais, mais sa mort a été brutale, et il n’y a rien de plus réel que le réel. Sur une musique d’Etienne et de Jean-Pierre, à la façon de Kurt Weil, comme une comédie musicale allemande de la guerre. Ce disque, c’est à Étienne que je le dois, à son énergie, à sa croyance en moi ; il trouvait que je valais le coup, malgré la compétition ; moi je trouvais que j’avais du culot, face à des gens de talent comme Serge par exemple.
-Comment avez-vous vécu la période de la pandémie ?
– Je l’ai vécue très mal. Je ne regardais pas de films. La seule chose excitante, c’était Lou en direct sur Instagram tous les jours entre 17 et 18h : c’était revigorant, drôle, parfois elle me mettait dedans ; le dimanche je le découvrais avec les enfants, elle me le montrait avec l’iPhone, et on s’amusait.
Sinon, pendant cette période j’aimais prendre soin des gens dans mon immeuble ; car je suis sûre que la seule chose vraiment intéressante c’est les gens. A Paris, pendant cette période, je n’étais pas avec les personnes que j’aimais, mes filles, alors qu’il y avait des gens qui se retrouvaient, en grandes familles, à la campagne. Pourtant, même si j’étais isolée, j’étais privilégiée : je n’ai pas souffert, et j’ai même eu des moments joyeux. Comme à l’hôpital Avicène de Bobigny, un hôpital formidable où les infirmières me racontaient des choses terrifiantes ; pour certaines jeunes, c’était le premier stage ; ce qu’elles vivaient était comme une zone de guerre, alors que nous étions tous tranquilles à Paris.
Pendant la pandémie, Wajdi Mouad a lancé un projet auquel j’ai participé : appeler des gens qu’on connaissait, et leur lire un moment de poésie, comme le faisait d’ailleurs Serge sous d’autres formes. Il a le projet de lancer le même projet pour des prisonniers et des gens isolés. Quand j’appelais, les gens ne me reconnaissaient même pas, on partageait juste le moment de poésie… »
Des projets, à court ou long terme ?
« Une pièce de théâtre, si j’ai l’audace de l’écrire, parce que ce n’est pas encore écrit. Avec une troupe flamande que j’admire beaucoup ».
Elle que le trac terrasse, a sans doute des rituels d’avant-concert ? « Les musiciens ont l’habitude de se tenir par les épaules avant un concert pour se transmettre de l’énergie ; j’aime être en tactile avec eux, ça calme et ça me donne envie d’y aller... »
Propos recueillis par téléphone par G.ad.
Photos N/B : Nathaniel Goldenberg. Photos couleurs : capture d’écran Grand Echiquier mai 2022 par Gad
Laisser un commentaire