Frédéric Roels n’est pas un débutant, mais prendre la direction d’une maison d’opéra en pleine pandémie, le 1er septembre, n’est certainement pas une sinécure. S’il a partagé la programmation de l’Opéra Grand Avignon avec son prédécesseur Pierre Guiral, ce dernier ayant apposé sa signature sur tout le millésime 2020, c’est à Frédéric Roels que revient la gestion de cette période délicate de demi-confinement. Certains spectacles sont annulés, d’autres reportés, d’autres sous le coude… A l’annonce de la possible réouverture des salles, rencontre avec un homme (raisonnablement) heureux.
-Un directeur de salle est-il heureux, avec la perspective de réouverture prochaine ?
-Evidemment, on l’attend tous, cette réouverture, avec la possibilité de jouer La Veuve joyeuse devant un public ! Même avec les conditions sanitaires que l’on connaît, il est salutaire pour tous de retrouver le public ; les artistes en sont particulièrement heureux, car si certains avaient pu jouer ici ou là, beaucoup n’avaient pas retrouvé la scène depuis le mois de mars. Néanmoins tout n’est pas encore assuré, car il faut attendre les derniers chiffres de la situation sanitaire.
-Vous évoquez La Veuve joyeuse, l’opérette des fêtes de fin d’année. Vous avez supprimé l’une des représentations ; est-ce pour des raisons techniques, de couvre-feu par exemple, ou financières ?
–C’est essentiellement en raison du couvre-feu à 21h ; nous aurions dû proposer à 17h30 un spectacle prévu à 20h30, et un mardi 29 décembre ! Quel public serait venu ? La billetterie s’est arrêtée au confinement, et le remplissage était faible ; nous avons donc anticipé, et préféré répartir sur les deux autres représentations la dynamique amorcée, pour donner le meilleur confort aux spectateurs.
-En ce mois de décembre, vous auriez dû accueillir le Trio Wanderer le 6, un apér’opéra le 12, et les Petits Chanteurs de Saint-Joseph le 13. Que deviennent tous ces rendez-vous ?
–Le chœur de jeunes garçons, en-coréalisation avec Musique Baroque en Avignon, est reporté au dimanche 10 janvier 2021, à la collégiale Saint-Didier. Nous ne renonçons pas aux deux autres spectacles dans le futur, mais nous ne les intègrerons pas systématiquement à la saison 2021-2022. Notre souci est de construire une saison équilibrée, et non de recycler des spectacles antérieurs. Je n’ai pas envie de garder leur report comme contrainte prioritaire.
-D’autant que ce sera la première saison qui portera intégralement votre signature.
–Qu’on s’entende bien. Je ne renie rien de ce qui a été fait avant moi, mais mon souci est de composer une saison avec un véritable équilibre.
-Pour ce mois-ci encore, que devient Bastien et Bastienne, si rarement joué ?
–Oui, reste le sort ambigu de ce charmant opéra de jeunesse de Mozart, qui aurait dû être joué pour des scolaires puis en public, du 15 au 19 décembre. Un opéra participatif, qui nécessitait la contribution active des écoles, par le biais d’ateliers… qui n’ont pu avoir lieu en raison de l’épidémie. La dimension participative n’est donc pas assurée ; mais même légalement, la possibilité de jouer n’est pas encore garantie. Le spectacle se répète donc malgré tout, jusqu’à la générale ; ensuite nous aviserons… Pour ce spectacle au moins, comme c’est une création maison, j’envisage la possibilité au printemps de pousser les murs. Ce devrait être un très beau spectacle, j’ai vu le début des répétitions ; la metteure en scène, Mathilde Dromard, est familière de l’univers circassien, du jeu du clown. Eric Pisani fait une très belle adaptation musicale, très inventive, dans le respect de l’essentiel de la partition, avec juste quelques écarts de conduite amusants.
-Mais il y a quelques jours, vous avez pris l’initiative de trois créations intégralement numériques, en chorégraphie, lyrique et symphonique. Une situation inédite sans doute ? Quelles sont les contraintes spécifiques de ce type de spectacle ?
–Il est évidemment différent de travailler pour une caméra et pour un public. Le risque de dépersonnalisation du spectateur est potentiellement angoissant pour les artistes, et les danseurs au début étaient réticents à l’idée d’une captation en direct ; ils voulaient se laisser la possibilité de se « rattraper » en différé. Je les ai convaincus de l’importance du direct, et, au final, vous avez vu vous-même combien ils étaient heureux en sortant de la captation. La diffusion sur le Web crée en effet un autre rapport au spectateur ; on touche un public plus lointain, que l’on n’avait aucune autre chance de toucher ; on nous a regardés des Etats-Unis, du Japon, de Roumanie. Et les statistiques révèlent un public plus jeune qu’en salle : les 20-30 ans sont ici largement surreprésentés.
-L’âge et la provenance géographique sont-ils comparables, pour les deux captations, de L’Histoire du Soldat et du Messie du peuple chauve ? On parlait de plusieurs milliers…
–Etonnamment, ou pas, on arrive à peu près à la même conclusion. La répartition géographique est similaire : les Avignonnais sont en tête, suivis de près par Paris, puis par d’autres régions de France, enfin par divers pays étrangers. Je n’ai pas en mémoire les chiffres absolus, mais ils sont satisfaisants, avec d’ailleurs trois fois plus de vues pour Le Messie.
-La curiosité d’une création mondiale, sans doute ? Mais en tant que directeur d’opéra, ces spectacles vous ont-ils apporté des contraintes particulières ?
–Nous n’avons pas voulu concevoir des spectacles spécifiques pour le Web. Pour être honnête, nous nous sommes posé la question. Mais nous avons préféré imaginer quelque chose de différent ; nous avions pensé à des chanteurs dans le public, ou un spectacle quasi cinématographique, ou un tournage en extérieur… Nous avons finalement choisi l’idée du spectacle, avec une mise en œuvre sur le web. Cela ouvre la possibilité de reprises pour la suite, chez nous ou ailleurs : le spectacle est prêt, il peut maintenant tourner, et c’est ce que nous souhaitons.
-Techniquement c’était plus exigeant ?
–Les contraintes techniques ne sont pas démesurées. Nous avons fait appel à Amda-production, une société locale que nous connaissons. Le réalisateur a une bonne expérience du spectacle, de la façon de suivre les danseurs ou les chanteurs, et de traduire en images les mouvements. Et c’est nous-mêmes qui assurons la diffusion ; le temps était trop court pour négocier avec la télévision, et comme nous travaillons pour notre public, nous sommes nous-mêmes diffuseurs. Quand on fait une captation pour la télévision ou pour une commercialisation de DVD par exemple, les solistes, le chœur, les intervenants, touchent des droits supplémentaires. Pour ces spectacles-ci, nous sommes en auto-production et en accès gratuit, chacun des artistes a donc accepté de renoncer aux droits supplémentaires, ce qui a permis la faisabilité du projet.
-La création sur le Net suppose donc des coûts de captation, mais non compensés par une billetterie ?
–C’est un effort financier. Mais le Ministère a annoncé un fonds d’aide spécifique pour ce type d’initiative, car nous avons été nombreux à travailler ainsi ; nous attendons la confirmation.
-Aujourd’hui 4 décembre commence le 1er Festival entièrement numérique, « L’Amour de loin » ; peut-on considérer qu’il s’inscrit dans la même dynamique ?
–Quand les Forces musicales, notre syndicat professionnel, a lancé cette proposition, nous avons été nombreux à réagir tout de suite. Comme nous pouvions mener à bien des répétitions, contrairement au premier confinement, donc faire des créations, nous avons décidé de montrer sur le Net ce que nous faisions.
-Il ne s’agit donc que des récentes créations ?
–En majorité oui, mais pas seulement, en tout cas des œuvres récentes. Nous nous sommes posé la question de la sélection ou pas. Avignon a choisi l’opéra Le Messie du peuple chauve et le concert de l’Orchestre, qui a tout de suite répondu à la proposition.
-Si j’ai bien compris, cette centralisation par Les Forces Musicales permet aux 46 orchestres et maisons d’opéra de démultiplier leur programmation par la diffusion simultanée sur les réseaux de chacune des structures ?
–Oui, mais c’est un véritable festival, avec un programme : un jour on va à Nancy, un autre à Marseille, et le 15 décembre tout le monde viendra à Avignon, toujours sur le Net, puisque le 15 est notre journée, un focus sur Avignon.
-Une toute dernière question, à laquelle vous pouvez opposer votre joker : si vous n’aviez pas été ce que vous êtes, qu’auriez-vous aimé être ou faire ?
–Tout autre chose ? Pour être tout à fait franc, j’ai commencé ma vie de jeune adulte comme astrophysicien, mais j’ai renoncé après un an d’études (sourire), ce n’était pas pour moi…
-Tout comme Karen Vourc’h (qui a en fait obtenu un DEA en physique théorique à l’Ecole Normale supérieure, avant d’être nommée en 2009 « Révélation artiste lyrique » aux Victoires de la musique classique) dont le parcours m’avait également impressionnée il y a quelques années à Avignon. Nous souhaitons la revoir un jour sur scène….
-Nous aussi…
Propos recueillis par G.ad., décembre 2020
Bio-express
Avant d’être nommé en 2019 directeur de l’Opéra Grand Avignon, fonction devenue effective le 1er septembre 2020, Frédéric Roels a dirigé l’Opéra de Rouen (2009-2017) puis la Royal Opera House de Muscat (Sultanat d’Oman) : deux expériences différentes et complémentaires, toutes deux enrichissantes, plus fédératrice pour l’une, plus prestigieuse pour l’autre,.
Mais son atout est d’être également un artiste, metteur en scène ; il compte travailler avec toutes les forces artistiques d’Avignon (ballet, chœur, et ateliers), et avec l’Orchestre Avignon-Provence, dont il connaissait déjà la nouvelle directrice artistique Debora Waldman, arrivée aussi le 1er septembre (nommée elle aussi en 2019) à la tête de l’Orchestre récemment labellisé national.
Frédéric Roels dirige la salle éphémère Confluence, qui, démontée, partira sous d’autres cieux dès que sera terminée la rénovation de l’Opéra historique place de l’Horloge (fin janvier 2021 ?) ; il dirige aussi l’Autre Scène de Vedène pour d’autres formes artistiques, plus diverses, tout en pilotant le chantier de rénovation. Très actif sur les réseaux sociaux (belles photos de voile et de randonnées), il est également très à l’écoute des artistes durement touchés par la crise. Depuis quelques semaines, il est membre du Conseil d’Administration de la Réunion des Opéras de France.
G.ad.
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