Nous l’avions déjà rencontrée en 2019 avant L’Elisir d’amore. Fanny Gioria, par ailleurs directrice du Pôle culturel Jean Ferrat à Sauveterre (30), met en scène une Veuve joyeuse dans des circonstances qui n’ont rien de joyeux : la fermeture des lieux de culture pour cause de pandémie, en ce mois de décembre 2020 est confirmée et prolongée. Néanmoins la nouvelle production de l’Opéra Grand Avignon, la dernière programmée par son mari Pierre Guiral, sera menée jusqu’au bout, enregistrée dans une salle (presque) vide et diffusée sur le site Internet pour la nuit du Réveillon 2020, où elle aurait dû se jouer en salle. Rencontre avec une artiste résolument optimiste.
-Pour cette Veuve joyeuse, la tonalité sera plutôt la franche gaieté du Paris de la Belle Epoque et de chez Maxim’s, ou le rire grinçant de Figaro ? Quel est votre parti pris de lecture ?
–Tout va bien. Mon parti pris est « théâtral », c’est-à-dire qu’il mêle la fiction et la réalité. C’est une troupe qui vient répéter la Veuve, et qui va créer l’œuvre dans un théâtre ; la réalité est présente dans la matérialité scénique, l’installation des décors, une ampoule à changer, un costume à ajuster… La fiction, elle, on la trouve dans le livret. Par exemple la relation entre Missia et Danilo, dans la fiction se termine en histoire d’amour ; pour moi les deux comédiens qui incarnent les personnages ont déjà vécu une histoire d’amour, et la pièce va la raviver. Pour l’acte III, chez Maxim’s, je vois comme un théâtre parisien, un cabaret où se joue un autre spectacle ; pendant ce temps, les comédiens, les danseurs, dans leurs loges répètent la Veuve. Tout se mêle, et la frontière entre réalité et fiction disparaît, pour donner une vision poétique, un décalage, des anachronismes, une nouvelle lecture. En théâtralisant et actualisant, je donne une compréhension plus réelle, tout en gardant l’esprit de l’œuvre, dans les danses, dans l’esthétisme des costumes et des décors. Car l’œuvre est grandiose.
-Vous dites vous inspirer de la réalité. Avec une réalité plombée, ne risquez-vous pas de perdre la pétillance de cette opérette ?
–Elle sera pétillante. On entre dans l’œuvre par ses chorégraphies, par ses 150 costumes. Chaque artiste a 3 costumes, un par acte ! Cela fait sortir de la fiction et ouvre une nouvelle lecture. Et si l’on pense à la situation actuelle, justement nous avons adapté le livret il y a un an environ ; et le comédien qui joue Popof se félicite de la chance qu’il a d’être en pleine répétition, de profiter de ce moment unique, même sans spectateurs ; tout cela prend une résonance très particulière aujourd’hui, mais donne également un final grandiose, avec valse, polka, mais aussi des danses plus ou moins contemporaines, un peu décalées ; car les danseurs ont une place très importante.
-Vous évoquez « l’adaptation du livret » ; c’est-à-dire ?
–Les parties parlées à l’origine sont très longues, et désuètes ; nous avons voulu alléger le texte, le rendre plus contemporain, plus proche du public, dans un esprit théâtral, poétique. Pour nous citoyens, aujourd’hui notre bulle qui nous permet de sortir, c’est la poésie, notre champagne c’est l’air.
-Comment a-t-on le cœur de créer dans un contexte tel que celui d’aujourd’hui ?
–On vit deux choses contradictoires On est privilégiés d’aller jusqu’au bout du travail entrepris, avec des corps de métiers engagés depuis 2 ans, comme pour les costumes, les décors. Quand est arrivée la 1e vague de Covid, on s’est rendu compte que cette œuvre, qui était prévue pour l’Opéra Centre, se jouerait à Confluence ; ensuite on a cru qu’elle ne se jouerait pas, et puis si, et à nouveau non… C’est pourquoi nous sommes finalement tous ravis de la solution retenue, avec le sentiment très fort d’aller jusqu’au bout. Et en même temps nous travaillons avec des masques, avec un protocole sanitaire qui va à l’encontre de notre métier. Comment trouver le geste juste, le fou rire juste, quand on ne voit pas tout, qu’on ne voit pas les visages, que les chanteurs sont masqués pendant les répétitions ? On travaille vraiment à contre-sens de notre métier, et c’est un vrai défi d’aller jusqu’au bout. Mais quand on voit tous les autres collègues de la culture qui sont contraints d’annuler, notre situation nous réchauffe le cœur ; nous avons la chance de jouer, de venir dans votre salon. Justement, avec cette Veuve tout le monde casse les codes : d’habitude vous venez nous voir dans notre salle, aujourd’hui nous venons à vous.
-Etre deux artistes, deux personnes du spectacle, en ce moment, c’est une double peine, ou une double force ?
–Sans hésitation, une double chance. Nous avons la chance de partager la même passion, de lancer des défis, de s’apporter un soutien mutuel. Et nous avons plein de projets ensemble, depuis 20 ans !
-Question subsidiare : si vous n’aviez pas été ce que vous êtes, qu’auriez-vous aimé être ou faire ?
–J’ai 40 ans cette année. Peut-on dire que ce soit un tournant ? (rire) Je suis boulimique de la vie, et je n’ai pas eu encore assez de temps pour tout ce que je voulais vivre. Je suis heureuse d’être là, avec mes envies, mes erreurs ; je me lance des défis. Autre chose ? pas vraiment. Mais dans 10 ans, 20 ans, 30 ans, posez-moi la même question, je répondrai peut-être autre chose. (éclat de rire)
Propos recueillis par G.ad. Photos Eloïse G.
Laisser un commentaire