Nous avons déjà vu plusieurs fois Eugénie Andrin, sur les planches ou dans le costume de chorégraphe et de chef de compagnie qu’elle a revêtu après ses 7 années passées au sein du Ballet de l’Opéra Grand Avignon. Désormais installée à Antibes, elle revient dans la cité des papes pour deux productions, l’une presque ancienne, Issue (17 octobre 2020), l’autre, une création, commande du Ballet avignonnais, L’Histoire du soldat (14 novembre 2020). Rencontre avec une artiste d’une rafraîchissante spontanéité.
Sous peu, notre entretien ultérieur, sur L’Histoire du soldat.
- Issue reprend donc le chemin des salles.
- Oui, c’est un spectacle qui a eu la chance de beaucoup tourner. Les répétitions seront donc limitées. Dans la salle de l’Autre Scène à Vedène, il est difficile d’arriver longtemps à l’avance. Du coup, les techniciens n’arriveront que vendredi, et moi le jour même, samedi : juste le temps d’une répétition avant le spectacle. Mais il est vrai que, créé en 2017, il a beaucoup tourné dans la région – Nice, Antibes, les Alpes Maritimes, et toute la région Paca -, une bonne quinzaine de fois. Il est tellement fréquent de créer un spectacle qui sera peu joué, qu’on se réjouit du succès de celui-ci.
- Issue est né des chroniques écrites par le journaliste Shiran Ben Abderrazac pendant les printemps arabes. Chroniques artistiques autant que politiques et philosophiques, puisque l’art a été le symbole de cette « renaissance ».
- Par les arts on a vraiment vu le changement s’opérer en Tunisie, on a vu la situation évoluer. L’incendie qui s’est allumé ne s’est peut-être pas propagé, mais on a vu beaucoup de spectacles se donner, les choses ont bougé. Les arts ont bougé, avec des spectacles, des résidences, des expositions…
- La Villa Dar Eyquem où vous deviez être en résidence était déjà naguère un trait d’union entre France et Tunisie, avec Gide et Bernanos. J’y vois un clin d’œil du destin, une passerelle entre là-bas et ici, puisque, si Bernanos a écrit là-bas ses Dialogues des Carmélites, c’est à Avignon, chez Simone Girard, que Francis Poulenc a composé sa partition éponyme.
- Je devais être en résidence, et je n’ai pas pu, pour des raisons financières, mais je suis tout de même allée là-bas, une semaine, pour travailler sur place.
- Pourquoi avez-vous choisi exclusivement des danseuses ? Est-ce pour signifier un enfermement plus prégnant des femmes, ou une pugnacité plus grande ? Ou une chorégraphie plus adaptée ?
- En fait, il est toujours plus difficile de trouver des danseurs hommes, même en Tunisie, même dans notre propre région. Les hommes sont moins nombreux, et sont plutôt en compagnie, alors que moi je travaille plutôt avec des intermittents. Donc au début c’était à cause de la difficulté de trouver des danseurs hommes. Et peu à peu, à la réflexion, j’ai trouvé que le lien des femmes avec la liberté, la libération, avait un sens plus fort.
- Issue: l’absence de point d’interrogation dans le titre suppose-t-elle malgré tout que l’issue existe ?
- Pour moi c’était plutôt l’issue de secours, une vision pas très positive. Vous verrez la fin : une danseuse accrochée à sa porte comme une naufragée sur une planche du Titanic. Il aurait peut-être fallu un point d’interrogation, car je pense que l’avenir est toujours incertain.
- Vous avez dit dans un entretien lors de la création que « là-bas les portes sont plus ouvertes que chez nous » : un paradoxe ?
- J’ai dit ça ? (un temps) Mais c’est vrai : ils sont très en recherche d’échange, demandeurs d’apprendre. Ce sont des danseurs magnifiques, qui ont vraiment quelque chose à dire ; ils sont bruts, jamais violents, mais investis à 200% ; avec une véritable envie de communiquer, un vrai langage corporel. Mais ils sont avides d’apprendre la technique, car ils n’ont aucune formation. Ils n’ont pas de formatage, et vont spontanément à la rencontre de l’autre. Et chaque danse est unique, parce que chaque danseur a son propre langage.
- D’un côté, la spontanéité des danseuses tunisiennes, avec qui vous avez travaillé, de l’autre, votre formation classique, plus technique : un enrichissement mutuel ?
- Oui, c’était à double sens. Les danseuses là-bas s’appropriaient notre technique, et moi, qui essaie toujours de me libérer de cette technique, j’étais fascinée par leur liberté.
- Etes-vous une chorégraphe ouverte aux propositions de ceux avec qui vous travaillez ?
- De plus en plus. Au début, j’arrivais avec un projet tout construit, tout ficelé. Mais tout dépend des danseurs avec lesquels je travaille. Les danseurs d’opéra attendent souvent une trame toute faite, même si je l’adapte, en cours de travail, à chaque individu : si je vois que l’un n’est pas à l’aise avec tel pas, je modifie. Le travail avec une compagnie, avec des danseurs contemporains, est un peu différent ; par exemple, je peux dire à mes danseuses de mettre les mains jointes, comme si elles avaient des menottes, et de se libérer ; à partir de là, chacune va esquisser un geste, leur corps va s’emparer de la proposition… Au début, je donnais des lignes très claires, très précises ; maintenant, et de plus en plus je construis sur un échange de propositions. Et les danseurs aiment beaucoup participer à la création.
- C’est aussi dans l’air du temps : une approche moins formatée, moins académique.
- Oui, l’interprète participe au jeu, il l’enrichit ; il sait que cela le met en valeur, lui. Cependant j’arrive toujours avec quelque chose à proposer, pour retomber sur mes pieds au cas où il n’y aurait pas d’autre proposition.
- Nous sortons d’une période un peu difficile, et nous n’en sommes pas encore vraiment sortis. Comment avez-vous vécu le confinement ?
- (sourire) Vous allez être très déçue. Il ne m’a pas du tout inspirée. J’ai plein d’amis chorégraphes qui, eux, ont inventé, ont publié, sans arrêt, pendant le confinement. Sans vision, sans date, moi je n’étais pas inspirée. C’était un embouteillage dans ma tête. D’autant que j’avais ma petite fille à temps plein, alors que la plupart de mes amis sont seuls ; j’avais donc des plages horaires très courtes.
- Même si vous n’avez pas eu alors l’impression d’un jaillissement créatif, le bouillonnement a peut-être eu lieu, et le creuset est aujourd’hui fécond ?
- Peut-être ; aujourd’hui en effet je me sens mieux.
Propos recueillis par G.ad., octobre 2020. Photo Alain Hanel
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