Le 7 décembre 2021, Musique Baroque en Avignon, en coréalisation avec l’Opéra Grand Avignon, recevra, dans la salle de l’opéra à l’italienne récemment rénové, Renaud Capuçon et David Fray pour un programme conçu autour de Jean-Sébastien Bach, un compositeur avec lequel l’un et l’autre entretiennent un rapport privilégié. Nous avons pu échanger avec David Fray quelques jours avant le concert.
-Que trouvez-vous de particulier chez Jean-Sébastien Bach, aujourd’hui, que vous ne trouvez chez aucun autre compositeur ?
-Pour moi c’est une forme d’équilibre souverain, une architecture parfaite au service d’une grande expressivité. Si tout le monde me rejoint sur le début de ma phrase, le reste en revanche n’est pas unanimement partagé ; sans doute de la part de certains, qui ont trop ferraillé dans leurs débuts avec les Préludes et Fugues, plus arides. Mais si le langage de Bach est parfait, et se révèle un outil didactique de premier ordre, avec une vitesse et une puissance d’émotion que la musique romantique serait bien en peine d’égaler, c’est parce que Bach a exploré tous les sentiments humains, de façon très profonde et exhaustive.
-Comment avez-vous composé le programme de mardi soir à l’Opéra Grand Avignon ?
–Puisque nous sommes programmés dans la série baroque de l’Opéra (de fait, le concert appartient à la saison de Musique baroque en Avignon, en coréalisation avec l’Opéra Grand Avignon, NDLR), c’est la figure de Bach qui s’imposait. Nous avons choisi des Sonates pour violon et clavier, de grands chefs-d’œuvre même s’ils sont peu connus. Le public est immédiatement convaincu, dès qu’il les entend en concert, que ce sont de très grandes œuvres. A côté de Bach, et dans la même perspective, nous avons ajouté Schumann, qui a montré bien des fois combien il révérait Bach. Schubert, lui, peut paraître plus insolite ; mais il constitue une sorte de respiration dans le programme. Pour Renaud comme pour moi, les trois sont importants. L’idée est un voyage dans le répertoire germanique, dont nous avons ensemble une longue fréquentation.
-Vous évoquez ces pièces pour clavier. A l’origine elles étaient évidemment écrites pour le clavecin ?
–Bien sûr, puisque le piano n’existait pas. Mais elles n’ont rien à perdre à passer du clavecin au piano, et même elles ont à gagner en clarté polyphonique. Elles ont ainsi deux voix au clavier, main gauche et main droite, et une voix au violon. Les trois voix dialoguent à égalité. Nous, en tant qu’interprètes, nous devons tout écouter, mais pas tout jouer à la même hauteur : c’est l’écriture du contrepoint, avec deux voix horizontales qu s’entrecroisent. Parfois, dans certaines œuvres, Bach fait dialoguer les instruments, parfois il rend un instrument spectateur de l’autre. Comme dans la Sonate en fa mineur : le violon sur double corde est en accompagnement du piano, et l’on se demande où est la voix principale. Mais sur le piano même il y a différentes façons de jouer, tout est question de style, d’utilisation. J’aime à dire qu’il faut trouver un nouvel instrument, trouver une sorte d’intemporalité idoine pour ce répertoire.
-Vous vous produisez souvent avec Renaud Capuçon. Quelle qualité vous séduit le plus chez lui ? Quel défaut vous étonne le plus, vous dérange, vous agace le plus ?
-(Eclat de rire) Parmi ses nombreuses qualités, l’écoute, qui lui a été donnée par une grande fréquentation de la musique de chambre depuis ses débuts, plus assidue que la mienne, et donc une grande flexibilité. C’est aussi la qualité du son, un son très pur, avec un certain classicisme, et un équilibre. Quant à ses défauts (rire)…, je cherche, mais quand on aime quelqu’un on ne voit pas ses défauts, on les accepte. Je vais tout de même essayer d’en trouver, après tout il a forcément des défauts… Oui, j’ai du mal à en trouver… Nous avons une collaboration équilibrée, mais il est vrai que Renaud est très curieux, il joue avec beaucoup de musiciens, et je regrette qu’on ne joue pas suffisamment ensemble. Ce n’est pas un défaut, c’est simplement un regret : ce sont des moments que j’aime, je souhaiterais peut-être explorer de nouveaux répertoires avec lui.
-Avez-vous un rituel d’avant-concert ? Une journée-type d’avant-concert ?
–Nous répétons dans le lieu du concert, pour vérifier l’acoustique ; surtout pour moi, prendre contact avec l’instrument qu’on met à ma disposition, éventuellement demander des réglages. Tout cela, en fin de matinée. Et puis, bien dormir, l’après-midi. Jamais je ne fais de sieste hors des concerts, mais je m’impose cette discipline quand je joue. Quand j’étais plus jeune, j’avais l’obsession de travailler jusqu’au bout ; avec le temps – et c’est un des avantages de l’expérience -, je me suis rendu compte que cela enlevait de l’énergie et même de l’inspiration. Dormir permet de recharger ses batteries et son imagination, et d’aborder le concert avec une certaine fraîcheur. Sinon, c’est du tiède et du réchauffé, et ce n’est pas le but d’un concert.
-Un repas frugal avant le concert ?
-Je demande du chocolat, une banane et de l’eau. Comme les bons sportifs.
-Vous êtes venu plusieurs fois en Provence, notamment à La Roque-d’Anthéron ; est-ce une région où vous avez des attaches, amicales ou familiales ?
–Pas particulièrement. C’est une région que j’aime, et c’est vrai, ma première expérience dans la région a été celle de La Roque-d’Anthéron.
-Nous avons traversé pandémie et confinements, et rien n’indique que nous ne risquons pas de traverser à nouveau les mêmes épreuves. Comment avez-vous vécu cette période, personnellement et professionnellement ?
–Mal, très mal. Comme une sorte de violence, d’injustice. Injustice et violence de certaines décisions qui nous ont été imposées ; pas celles du début, où tout le monde était dans le brouillard, mais les décisions qui ont suivi, qui ont impacté essentiellement le milieu de la culture, sans que les études scientifiques en montrent une quelconque rationalité. Je me suis interrogé : qu’est-ce qui a fait que la première chose à sacrifier ait été la culture, alors qu’elle n’était pas la première cause de contamination ? Et où va-t-on ? Vers quelle société allons-nous ? Quelle société les gouvernants nous préparent-ils ? Ne voient-ils en nous, citoyens, que des consommateurs ? Ces questions dépassent le cadre de la pandémie, la pandémie a simplement permis une prise de conscience.
-Et sur le plan personnel ?
–J’ai été totalement anéanti. Je me suis rendu compte que chez moi le travail est lié à la perspective joyeuse du partage. Je n’avais jamais donné à cette perspective la place qu’elle méritait, et j’ai ainsi remis, si l’on peut dire, l’église au centre du village. Pour quelqu’un d’un peu angoissé et tourmenté comme moi (sourire), cela m’a permis d’aimer encore plus mon métier. Comme en amour, où la séparation permet de donner plus de valeur au moment où l’on se retrouve.
-Vous n’en avez pas profité pour respirer, pour retrouver un autre rythme, pour chercher l’inspiration ?
–J’ai pu passer du temps avec mon épouse et ma fille, et en cela c’était bénéfique. Mais j’ai vu s’écrouler les convictions et les valeurs que je croyais intouchables pour mes concitoyens. Très peu de gens se sont battus pour la culture ; ils se sont battus pour leur pain quotidien, pour leur salaire, et c’est tout à fait légitime, mais très peu pour la culture. C’est une période où on a vu que les égoïsmes particuliers emportaient tout sur leur passage. On n’a guère pensé aux artistes. Les artistes indépendants, au contraire des intermittents, n’ont touché que 1.500€ sur toute la période. Des musiciens sont, encore maintenant, dans une situation dramatique ; cela ne représente que quelques centaines de personnes, c’est-à-dire peu de poids en terme médiatique et électoral, mais ce n’est pas négligeable. La situation a vraiment abîmé des artistes, dont certains qui à l’étranger sont connus pour être une image de la France. J’avis d’ailleurs signé une tribune, lancée par le Quatuor Modigliani ; nous avions été reçu par le Ministre de l’époque, Franck Riester, deux fois ; la première fois, il avait déclenché cette aide, unique, de 1.500€ ; la deuxième fois, on nous avait conseillé de nous inscrire à Pôle Emploi ; vous pensez bien que les musiciens ont autre chose à faire, et n’ont aucune envie de s’inscrire à Pôle Emploi ! Voilà un des trous dans la raquette, dont on ne parle jamais. Je ne parle pas tellement en mon nom propre, parce que, même dans les pires moments du confinement, j’ai pu jouer en Russie, par exemple, ou à Monaco, où les frontières n’étaient pas fermées ; ma situation était plutôt enviable, puisque j’ai continué à donner des concerts, mais des collègues n’ont pas eu cette chance.
-Vous avez sans doute été doublement touchés, puisque votre épouse, comédienne, travaille aussi dans le domaine artistique ?
–Mon épouse en effet (Chiara Muti, fille de Riccardo Muti, NDLR) est comédienne et metteure en scène d’opéra. Elle a des devoirs, en tant que contribuable en France, mais, de nationalité italienne, elle n’a eu droit à rien.
-On avait cru que le « monde d’après » serait meilleur que le monde d’avant. En réalité, il semble pire, les égoïsmes personnels triomphent.
–Que veulent faire de nous, de notre société, nos gouvernants ? Des zombies qui errent dans les supermarchés ? On a tout oublié, on fait comme si rien ne s’était pas passé.
-Pour trouver malgré tout une ouverture de clarté, y a-t-il une question que jamais personne ne vous a posée et à laquelle vous auriez aimé répondre ?
(Sourire) Par définition, je ne suis pas sûr d’avoir vraiment pensé à une telle question puisque je ne me propose pas d’interview à moi-même. Mais il est vrai que la question des indépendants, par exemple, ne m’avait jamais été posée. Les indépendants, qui mènent une carrière internationale, ne sont pas des intermittents ; ils sont traités comme des citoyens de seconde zone, avec plus de devoirs que de droits. Dans un pays comme la France, où l’égalité est tellement mise en valeur, comment expliquer qu’il y ait une situation tellement disparate ? Je ne fais pas de politique, ce n’est pas mon rôle, pas de politique partisane. Mais on sent une évolution au cours des dernières années par rapport à la place de la culture. C’est un problème majeur, qui nous perçoit tous comme électeurs et consommateurs seulement. Cette perte de repères et de sens participe de cette conception de la culture. A quel monde, à quelle société nous préparons-nous, et quel monde et quelle société nous prépare-t-on ?
-Une tout autre question : si vous n’aviez pas été ce que vous êtes, qu’auriez-vous aimé être ou faire ?
-La conviction que j’ai dans l’art et la place qu’il tient dans ma vie m’amènent à penser que, de toute façon, j’aurais choisi une activité artistique. J’ai une passion pour la peinture ; quand j’entends par exemple Daniel Arasse, historien d’art, interroger les œuvres et transmettre au public, je me dis qu’il fait le plus beau métier du monde ; il nous fait passer d’une vision à 30° à une vision à 180°. Mais aussi j’aime énormément le cinéma ; il évolue maintenant sur une pente de plus en plus commerciale, mais il existe encore quelques grands réalisateurs aujourd’hui.
-Ce sont des activités proches de la vôtre, à la seule différence du moyen d’expression.
-Ce qui m’habite, c’est une idée d’esthétique, de transcendance, quelle que soit la façon de l’exprimer. J’aurais donc choisi de toute façon une activité artistique, mais c’est dans la musique que j’ai trouvé l’art suprême de ces ambitions ».
Propos recueillis par G.ad. le 2 décembre 2021
Photos Paolo Roverso Erato (David Fray seul. David Fray & Renaud Capuçon). Photo Jean-François Leclercq -Virgin Classics (Renaud Capuçon seul)
Le CD des Variations Goldberg enregistrées par David Fray est sorti « il y a tout juste quatre jours », nous dit l’intéressé, qui évoque magistralement l’œuvre en moins de trois minutes.
On peut le voir aussi travaillant avec orchestre un Concerto pour clavier du même Jean-Sébastien. (1h37)
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