Martin Matalon. L’Ombre de Venceslao (2016)
Source du livret (1977)
L’Ombre de Venceslao est une pièce écrite en espagnol en 1978 par Copi, dramaturge et dessinateur argentin « installé » en France par Jorge Lavelli. Le titre original de cette œuvre est La sombra de Venceslao.
Cette pièce a été créée le 16 novembre 1999 au Théâtre de la Tempête, dans une mise en scène de Jorge Lavelli qui en a assuré la traduction française avec Dominique Poulange.
Agument
L’ombre de Venceslao est une histoire d’errance et de famille. Venceslao, d’origine uruguayenne, a fondé dans l’humide pampa argentine un double foyer : l’un avec Hortensia, sa femme légitime, dont il a eu deux enfants, Lucio et China ; l’autre avec Mechita, sa maîtresse et mère de son fils Rogelio. Largui, soupirant transi de Mechita, prétend à tout prix l’épouser ; quant à Rogelio et China, ils s’aiment et veulent se marier.
Hortensia meurt ; Venceslao décide alors de partir avec Mechita et son perroquet dans la charrette tirée par le cheval Gueule-de-Rat, vers les chutes d’Iguazú, où il adopte un singe particulièrement intelligent. Largui, après un parcours semé de nombreuses embûches, rejoint à vélo Mechita à Iguazú.
Entre-temps, China et Rogelio (le couple incestueux du demi-frère et de la demi-sœur) rompent avec la monotonie de la pampa, hantés par le rêve de la grande ville : Buenos-Aires. Mais ils vont succomber à la séduction d’un « maquereau » sans scrupules, Coco Pellegrini, et y trouver finalement la mort dans la violence d’un coup d’état militaire.
Venceslao se pend, après s’être confessé au Perroquet.
Une scène finale, purement onirique, nous fait sortir du labyrinthe des événements : l’ombre de Venceslao revient vers ceux qui sont restés fidèles aux valeurs de l’amitié – Mechita, Gueule de Rat et le Perroquet – pour leur promettre de toujours penser à eux.
Bien qu’écrite en 1977 (en espagnol argentin), l’histoire reflète plus l’Argentine des années 50, avec une allusion à l’état de siège décrété en 1955 lors du coup d’état qui renversa le Général Perón.
Le regard et le projet de Martin Matalon
L’ombre de Venceslao est une pièce de théâtre riche de multiples nuances : chacun des cinq rôles principaux a une personnalité forte et complexe. Trois animaux accompagnent ces personnages et jouent un rôle singulier dans cette œuvre : un perroquet acide, plein d’ironie et d’humour (voix pré-enregistrée), un cheval, sorte d’extension du protagoniste (comédien) et un singe qui enrichit en mouvement l’espace scénique par sa pantomime. Enfin un danseur de tango, sorte de « maquereau », qui fait son apparition aux trois-quarts de l’œuvre.
Les instincts les plus basiques, mais aussi la tragédie et l’humour sont présents tout au long de la pièce : « c’est justement l’ingrédient tragique qui déclenche son contraire ; il ne peut y avoir d’humour que dans le vertige de la décadence et du malheur », dit Jorge Lavelli.
La trame de cette pièce – en quelque sorte, les avatars d’une famille du « campo » profond argentin, perdue dans l’adversité de la nature – s’articule aussi par l’idée de voyage et de trajectoire. Chacun des personnages ira chercher son destin quelque part ailleurs : pour les uns, la grande métropole volera leur dernier soupir, pour les autres les imposantes chutes d’Iguazú seront le destin ultime de leur périple.
Justement, c’est cette idée de trajectoire, de voyage que j’épouse comme dessin formel de cet opéra. Les deux actes et trente-deux scènes que contient cette pièce de théâtre seront tout autant trente-deux mouvements ou sections de cet opéra, auxquels il faut rajouter une ouverture et un intermède purement musicaux, soit un total de trente-quatre sections qui sont donc de véritables miniatures musicales, chacune avec ses propres caractères, couleur, instrumentation, rythme, dynamique, durée… Ces scènes/mouvements sont de longue, moyenne et courte durée, donnant à l’œuvre un rythme formel varié et dynamique. Le principe de complémentarité est le lien compositionnel qui reliera chacune des miniatures. L’idée est de développer une direction et une trame formelles, dont chaque mouvement débouche sur le suivant : un détail anodin d’une section devient l’élément de base de la nouvelle section. Ainsi, cette trajectoire à travers ces miniatures (qui ne reviennent jamais en arrière) est-elle non seulement la métaphore musicale du relief dramatique et géographique et des couleurs fauves présentes dans cette œuvre, mais aussi un voyage dans le son qui commence avec un orage instrumental (métaphore de la tempête qui ouvre le livret) et qui finira avec le dernier souffle (paroles) de l’Ombre de Venceslao.
Dans les trente-quatre miniatures qui composent cette œuvre, j’essaie d’utiliser de nombreuses combinaisons et modes de jeu vocaux : de la ligne purement chantée au « parlato » libre, rythmé, en passant par le « sprechgesang », et lorsque la dramaturgie le justifie, j’utilise divers modes de jeu vocaux. Je suis particulièrement attentif aux possibilités que m’offre le livret pour créer des ensembles vocaux à géométrie variable : de l’aria au quintette vocal, en passant par le duo, le trio et le quatuor.
Il y aura deux scènes purement musicales : l’ouverture et l’intermède, puis une scène de « théâtre sec » sans chant ni musique instrumentale.
L’orchestre utilisé est un orchestre de taille « Mozart » avec quelques particularités : quatre bandonéonistes solistes – dont deux jouent de l’accordéon – seront intégrés à l’orchestre.
Toujours intégré au tissu instrumental ou vocal, un dispositif électronique complètera l’orchestre et sera sa caisse de résonance, son extension, avec des sons concrets en relation avec les exigences du livret (bruits de ville, de nature, d’explosions de fusillades…). Compte tenu de la complexité logistique, engendrée par les différentes maisons d’opéra à l’italienne, la diffusion sera uniquement en stéréo de façade.
Le quatuor de bandonéons apparaîtra pour la première fois dans l’intermède musical (d’une durée de 5mn) placé entre le premier et le second acte. Au milieu du plateau vide, quatre bandonéonistes seront assis sur quatre chaises, face au public. Ils joueront en stylisant le comportement naturel du bandonéoniste faisant corps avec son instrument. Après cet intermède, le quatuor rejoindra l’orchestre dans la fosse pour réapparaître en scène à la toute fin de l’opéra.
Dans le texte de L’Ombre de Venceslao existent des références musicales, principalement des tangos ou milongas classiques – très connus du grand public – et qui ont une corrélation directe avec la dramaturgie.
Avec le metteur en scène Jorge Lavelli, nous avons décidé d’intégrer au tissu musical les plus pertinentes d’entre elles.
Le fait d’inclure des « objets sonores aussi étrangers » au style musical qui est le mien, sans que cela ressemble à un patchwork ou à un collage éclectique, est l’un des défis que je me suis fixé. (Martin Matalon)
Conception et mise en scène par Jorge Lavelli
Une histoire
Parlons de cette histoire où les passions frustrées, les passions refusées et le goût de la liberté se donnent rendez- vous au milieu d’une terre hostile et inqualifiable… que nous appellerons « la pampa ». Et imaginons que là, dans cette immensité orageuse, une petite, toute petite communauté, pense, rêve, aime et survit, en cherchant d’autres horizons, d’autres espaces plus paisibles et bienveillants.
L’opéra sera donc le récit d’un voyage, un parcours « géographique » très précis qui commence dans la petite ville de Diamante, pas très loin du Paraná, fleuve contournant la « Mésopotamie » argentine pour se jeter, finalement, dans le « Rio de la Plata ».
Tout d’abord, à Diamante
Les protagonistes de l’histoire de Copi font partie de la famille de Venceslao : ses deux enfants (une jeune fille, China, et son frère, Rogelio) et sa maîtresse (Mechita) qui a pris la place de sa première femme, mourant au début de l’histoire et sur laquelle nous ne savons rien. China et Rogelio, ont Venceslao pour père, mais ne sont pas les enfants de la même mère ! Ils s’aiment ou le prétendent, et déclarent aussi ne pas être tout à fait sûrs de leurs véritables liens familiaux.
Largui, l’ami de la famille qui soupire sans succès pour la maîtresse de Venceslao, est un petit commerçant de la ville de Paraná, capitale de la province d’Entre-Rios, l’une des trois provinces, contenues entre deux grands fleuves, le Paraná à l’Est et l’Uruguay à l’Ouest.
Dans cette première partie, un autre « personnage » est le témoin permanent de la vie quotidienne. Il voit tout, entend tout, sait tout : le Perroquet. Il parle comme tout bon perroquet et son discours est toujours en faveur de Venceslao, son maître, son idole et son exemple.
Enfin, un cheval qui s’appelle « Gueule-de-Rat » : il tire la charrette de Venceslao, est travailleur, conciliant et ne fait pas de caprices.
Cette petite communauté est solidaire dans la lutte contre les éléments déchaînés et cherche obstinément à s’imposer et à pouvoir s’en sortir.
La seconde partie : dispersion et voyages
Nous sommes maintenant au bord des chutes d’Iguazú. Venceslao, Mechita et le perroquet sont arrivés là, dans la petite charrette toujours tirée par Gueule-de-Rat. Un nouveau personnage se joint à la famille : un singe solitaire qui s’installe avec eux.
Entre temps, le « vieux » Largui, qui souffre de solitude, se décide à rejoindre à vélo ses amis de toujours (surtout Mechita).
Quant à China et Rogelio – le couple incestueux -, ils partent vers le Sud. Lui, pour poursuivre ses études d’avocat, financées par Largui ; elle, pour développer à Buenos-Aires sa passion pour le tango et cultiver et enrichir son admiration pour Tita Merello, une star.
C’est au moment du putsch militaire de 1943 que les jeunes « mariés » arrivent dans la capitale argentine ; un peu plus tard, les journaux qu’ils achètent, parlent des élections générales de 1946. Après l’échec de l’union démocratique, c’est le triomphe de Juan Perón à la présidentielle et sa chute en 1955. Coup d’Etat, terrorisme et l’instauration de la panique auront raison du jeune couple, et leur mort – tout comme celle de Coco Pellegrini, intrépide séducteur de China -, précipitera les plaisirs conquis de la grande ville dans la tragédie.
Le final
La scène finale, poétique et inattendue, donne une idée de la liberté de Copi pour choisir et donner un sens à la mort. Ou comment exprimer la notion du temps (composante capitale de la dramaturgie) qui nous dépasse et nous dévore. Comptable de notre existence, il marque notre trajectoire sans nous demander notre accord.
Conception et dramaturgie
Le dispositif scénique a une fonction bien précise. Il établit d’emblée les règles du jeu, sans faire appel à des choses seulement décoratives, inutiles au déroulement de l’histoire et du spectacle. Cette économie de moyens indique le sens de notre démarche : nous sommes dans « le vrai » mais pas dans le naturalisme. Le « dispositif scénique » doit nous permettre de raconter aussi un point de vue sur les événements de l’ouvrage et la vision du spectacle. Cette formidable aventure matérielle et intellectuelle soutient l’énergie des personnages, traçant le sens de leurs pensées et de leurs désirs. La scénographie souhaite préserver un champ de liberté, ouvert à tous les possibilités, à toutes les envies, surgissant du jeu et des efforts des personnages dans leur quête d’un bonheur qui comblerait leur besoin d’exister. Toute notre recherche dans le jeu des interprètes s’efforce donc de trouver leur vérité, la sincérité de leur engagement, de leur appétit de vivre, sans complaisance et sans faux-semblants. Inventer un jeu où tout soit incarné, assumé, vécu. Oui, avant d’être lyriques, nous cherchons la vérité profonde des comportements des personnages pour qu’ils existent et s’épanouissent librement avec la musique. L’histoire réunit le tragique et son contraire : l’humour étant cependant toujours présent.
De cette alliance, de ces conflits, de cette dualité, naît la beauté des contraires complémentaires. C’est avec un sourire douloureux que nous nous employons à parcourir l’esprit de cette aventure émouvante et ludique, riche de toutes les couleurs d’une Amérique latine ravivées par l’imaginaire, la sensibilité poétique et la fantaisie de Copi. (Jorge Lavelli).
Représentation à Avignon (10-12 mars 2017), à Marseille (7-8 novembre 2017).