« Iel », malmené. Nous, complètement retournés
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Théâtre le 11. 2 au 21 juillet 2024. 17h, durée 1h20. Relâche les lundis 8 et 15 juillet. Public adulte
Amateurs de « normalité » et d’étiquettes, contempteurs des différences, fuyez.
On sort de Cicatriciel en ravalant ses larmes, submergé par une émotion que l’on n’avait pas vu venir. Né intersexe, présumé non viable, puis stigmatisé comme « petit monstre » par une famille que sa naissance meurtrit, devenu une énigme pour les médecins, un cobaye pour divers chirurgiens, mutilé pour pouvoir entrer dans des cadres connus donc rassurants, …. Sarita (« princesse ») Vincent (son prénom de naissance, de l’hôpital éponyme) sera pendant 37 ans un corps de douleur, d’abandon, d’humiliation… Quant au titre « cicatriciel », il représente le réseau, sur son corps, sur sa peau, dans sa chair, des multiples opérations, expériences, interventions, essais et erreurs de ceux qui ont tenu à le faire entrer dans une norme « à son corps défendant », dit-il…
Artistiquement, Cicatriciel est un projet réussi, de belle qualité professionnelle. Et qui porte magnifiquement un chemin de vie terrible. Né à la fois garçon et fille, « hermaphrodite » suivant l’adjectif mythologique qui ne sert qu’à masquer une honteuse réalité – être l’un et l’autre revient à n’être ni l’un ni l’autre -, Sarita Vincent est « un dossier médical vide, un secret familial, un déni sociétal… ». Et la rupture amoureuse va réveiller en lui secrets et douleurs, abandons anciens et non-dits insupportables. C’est tout ce parcours que Sarita Vincent a su écrire de façon magistrale, en dialoguant avec son double, le « petit fantôme » qui le met à distance, et avec la cruauté jubilatoire d’un humour au scalpel. Yann Dacosta a souhaité ensuite porter l’histoire à la scène, et a trouvé la perle rare pour l’incarner.
Peut-on parler de spectacle ? Oui, car la situation de face à face est bien celle-là. La mise en scène, finement travaillée, s’appuie sur quelques éléments signifiants – lit d’hôpital et végétation luxuriante compensatrice -, les lumières de Marc Leroy sont très soignées, et l’univers sonore en direct (« une création sonore et musicale d’Anne-Laure Labaste, qui côtoie l’univers de Miyazaki ») s’intègre totalement au récit. On salue également la performance scénique de ce long monologue au rythme soutenu ; le schéma narratif suit les mouvements du cœur et du corps, et semble s’écrire au moment même où le comédien leur donne voix et corps ; et quel comédien ! Il fallait bien la lumineuse présence magnétique de l’excellent Vincent Bellée, ainsi que sa parfaite diction – c’est assez rare pour être souligné – pour porter avec autant de vérité l’intensité de ce témoignage dont il s’approprie totalement le « je » ! Et quand, à la fin du spectacle, on nous laisse cette histoire en douloureux héritage, c’est aussi un formidable cadeau d’humanité et de compassion au plein sens étymologique du terme.
Ce n’est qu’à 37 ans que Sarita Vincent découvrira par hasard qu’il n’est pas seul dans son cas, et que cette minorité concerne tout de même 2% de la population, soit 13.600 naissances répertoriées en France ; certains ont une conscience d’être féminin ou masculin, mais les autres… ? « La question intersexe, analyse Sarita Vincent avec acuité, est un enjeu in-questionné de notre société qui interroge tout : le médical, le juridique, le philosophique, le religieux, le social et le politique, sans parler des arts ». Et de la langue. Même si l’on s’oppose à l’utilisation pittoresque d’un « iel » grammatical inutile, il faut reconnaître là son évidente nécessité ; la présence de ce pronom personnel, et des démonstratifs ou possessifs y afférant, constitue une vraie reconnaissance ontologique de cette minorité humaine qu’ils désignent, et sur laquelle Cicatriciel contraint à un vrai regard de fraternité.
Geneviève, texte et photo
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