Senza Sangue, et Carmen, mai et juin 2016
Son sourire est aussi clair que son regard et sa voix. Elle est à l’Opéra Grand Avignon le personnage féminin de Peter Eötvös, Senza Sangue (création mondiale le 15 mai). Elle enchaîne avec le rôle de Mercedes dans Carmen sur la même scène. Avant de porter à nouveau sur ses épaules, avec Romain Bockler (entretien), le même Senza Sangue, le 29 juin au concours lyrique international Armel Opera Festival.
-Pourquoi et comment une jeune femme du XXIe siècle devient-elle chanteuse lyrique ?
-C’est tout un parcours, et qui est différent pour chacun. En ce qui me concerne, j’avais 9 ans quand j’ai entendu une chanteuse en concert ; je me suis dit : je veux faire comme elle ! Mais ensuite j’ai fait des détours, puisque j’ai fait de la clarinette, de la sociologie, mais aussi du chant pour le plaisir dès 16 ans, et professionnellement ensuite.
-J’imagine que toute la richesse de votre parcours personnel nourrit vos interprétations ?
-Bien sûr ! Cela donne du recul. Cela m’a cultivée, d’abord, notamment la sociologie. J’ai d’ailleurs fait mon mémoire sur le statut social des chanteurs lyriques. Pour cela, j’ai fait beaucoup d’entretiens, comme vous, j’ai lu beaucoup de livres, de biographies… Cela m’a fait approfondir ma compréhension du métier et de la vie. J’ai fait un Erasmus à Rome, cela m’a permis d’apprendre l’italien. Auparavant, j’avais fréquenté l’école européenne, en Belgique ; c’est là que je m’étais mise au chant, dans les chœurs, et également aux langues.
-Dans votre jeune carrière, vous avez déjà des engagements très différents : du bel canto, du «répertoire « (La Flûte, The Fairy Queen…), du contemporain (Janacek, des créations…)… Est-ce le hasard des propositions, ou une volonté personnelle de diversifier votre parcours ?
-Un mélange des deux. Les propositions se créent quand on est passionné, comme je le suis. Ce métier, on le sait, n’est pas facile. Mais j’ai la passion qui m’habite en permanence. Je suis toujours en recherche, d’une audition, d’une collaboration avec des collègues… Oui, c’est un mélange des deux.
-Vous avez déjà chanté le rôle féminin dans la version concertante de Senza Sangue. Avec le même partenaire ?
-Non, c’était avec Russell Braun. Et ce n’était pas moi qui devais chanter le rôle. J’ai dû remplacer Anne Sofie Von Otter.
-Maintenant, quel est votre retour d’expérience de la version scénique, que vous avez créée récemment avec Romain Bockler ?
-La scène a apporté énormément à la compréhension de l’œuvre pour le public. Ç’a été une très riche expérience avec le metteur en scène, Robert Alföldi. Il n’a pas cherché à aller vers la démonstration. La mise en scène était épurée, presque cinématographique, c’est ce qui m’a beaucoup plu. Robert Alföldi ne nous a pas poussés à en faire trop, au contraire. Cela nous a d’ailleurs peut-être un peu desservis auprès de la presse, quand on voit les retours maintenant. On a dit que nos voix étaient trop faibles. En fait le problème se situe aussi dans l’orchestration un peu trop chargée par rapport à l’écriture vocale, qui se rapproche parfois du parler-chanter. D’ailleurs, suite à cette expérience et pour la reprise à Budapest, Peter Eötvös réduit l’orchestre.
-Nous en avions parlé toutes les deux à l’issue de la représentation. J’avais moi-même été gênée par une orchestration trop chargée. Non pas parce que l’orchestre aurait joué trop fort – il était excellent en 2nde partie dans Bartok -, mais parce que le nombre d’instruments était trop important. Même si l’on comprend le parti pris, initialement judicieux, d’utiliser la même formation orchestrale que pour Barbe-Bleue.
-Le metteur en scène nous avait demandé de mettre beaucoup de nuances personnelles. Du coup, les gens ont cru que nos voix ne passaient pas. C’est vrai que nous sommes jeunes, que nous avons des voix légères ; moi je suis mozartienne, je ne suis pas wagnérienne mais il y a aussi cette dimension liée à l’orchestration qui a faussé l’équilibre.
-Il est évident que deux voix, quelles qu’elles soient, ne peuvent pas équivaloir à 60 instruments !
-Enfin, ce sont les aléas du spectacle vivant, et les aléas de la création.
-Maintenant vous êtes plongée dans Carmen. Vous avez déjà chanté le rôle de Mercédès, à Metz, je crois ?
-A Tours.
-Avec Jean-Yves Ossonce ?
-Oui.
-Vous sentez-vous en affinité avec Mercédès ? Quelles couleurs lui donnez-vous ?
-Les couleurs de la sensualité surtout. C’est une gitane, elle n’a pas le mysticisme de Carmen. Elle veut vivre, sentir, elle est instinctive. C’est une femme qui aime Carmen, et qui a pour elle complicité et admiration. Elle aime la vie.
-Des millions de téléspectateurs vous ont découverte lors de l’émission Fauteuils d’orchestre d’Anne Sinclair, roucoulant Strangers in the night avec Ruggero Raimondi. Vous n’aviez pas l’air d’être impressionnée par ce « monstre sacré » ? Comment avez-vous tissé des liens avec lui ?
-ça s’est fait tout de suite. Il est très sympathique, je me suis sentie avec lui comme à la maison. On avait eu juste une répétition la veille, plus une toute petite le jour même, on s’est entendus immédiatement.
-Deux répétitions seulement ?
-Vous savez, nous sommes habitués à sauter rapidement dans des projets différents, cela fait partie du métier.
-Vous avez déjà participé à Musiques En Fête à Orange, et vous y reviendrez ?
-J’y ai participé l’an dernier. C’est extraordinaire. D’abord c’est les Chorégies, et puis un plateau exceptionnel. A Orange, les anges s’envolent… Il y a une atmosphère très particulière. D’ailleurs ça s’appelle « Musiques En Fête » ! Et c’est vraiment la fête ! Le plateau est magique, on se sent comme sur une autre planète.
-C’est exactement ce que l’on ressent sur les gradins.
-On partage cette même impression. Les chanteurs et le public, on s’envole ensemble quand tout est léger. Quand on est oppressé aussi, le public le sent. On a un véritable partage, et le public est aussi actif, il vit avec nous.
-Quels rôles rêvez-vous d’interpréter ?
-Rosine du Barbier, et aussi Chérubin ; c’est un rôle qu’on ne m’a pas proposé, que j’attends avec impatience… Et puis Charlotte de Werther. Et dans quelques années, évidemment (rire), Carmen….
-Si vous n’aviez pas été chanteuse lyrique, qu’auriez-vous fait ?
-Ah, si je n’avais pas été… Je me suis déjà posé cette question. Ma réponse : je ne pourrais pas faire autre chose ! Cela me porte au quotidien dans chaque instant, sous la douche, partout… Je chante, pas seulement du lyrique, mais aussi de la bonne chanson, Barbara d’abord, Brassens, Brel. Si je n’avais pas été… Peut-être, quand on se reparlera dans quelques années, je vous dirai autre chose. Je voudrais peut-être être dans le social, dans l’échange, les langues, les voyages… Mais mon métier comprend justement tout cela !
Propos recueillis par G.ad., mai 2016
Photo Alexandra de Laminne