« Qualis artifex ! »
Samedi 29 février, 18h55, cinéma Pathé-Cap-Sud, Avignon, en direct du Metroplitan Opera de New York. Nouvelle production. Durée 4h10, dont un entracte. Version : VOSTFR
Agrippina, Georg Friedrich Haendel
Mise en scène, Sir David McVicar. Direction Musicale, Harry Bicket
Joyce DiDonato (Agrippine). Brenda Rae (Poppée). Kate Lindsey (Néron). Matthew Rose (Claude). Iestyn Davies (Othon)
Synopsis
Quand Agrippine apprend que son époux l’empereur Claude a péri en mer, elle est déterminée à placer son fils Néron sur le trône. Elle est sur le point de parvenir à ses fins lorsque Claude reparaît par miracle. Il a été sauvé de la noyade par Othon, qui apprend à Agrippine que l’empereur l’a choisi pour lui succéder, mais qu’il préfère au trône l’amour de Poppée…
Pour l’entrée du baroque au Met, c’est une « Agrippina » survitaminée qui brûle la scène et la fosse. Une mention spéciale pour Kate Lindsey en Néron bluffant.
« Qualis artifex pereo ! », « Quel artiste périt avec moi ! » se serait écrié Néron mourant, dans sa mégalomanie persistante…
« Qualis artifex ! », quel artiste ! : c’est ce qu’on voudrait dire de chacun des participants de cette Agrippina multivitaminée – chanteurs, musiciens, metteur en scène, créateur lumières, caméraman, chorégraphe malicieux -, délicieusement irrévérencieuse…
Cet opéra baroque qui fait sa grande entrée au Met, habituellement peu tourné vers ce genre, peut impressionner par sa longueur (4h10, entracte compris). Mais pas une seconde l’attention ne faiblit, pas un instant la qualité ne défaille.
On peut le jouer en maillot de bain comme à Vienne (Autriche) en 2018, ou en tenue de soirée comme à Houston (Texas) en 2019… Néron peut être contre-ténor (Franco Fagioli en 2019 à Munich) ou rôle travesti.
C’est dans un univers totalement contemporain, avec smartphone et JT, que Sir David McVicar a choisi d’immerger les quelque 30 millions de spectateurs qui, dans 350.000 villes et 70 pays dans le monde, ont suivi cette production en même temps que les 4.000 New-yorkais.
L’Agrippina de Haendel, créé à Venise 1709, évoque des heures sombres de l’Antiquité romaine. Descendante directe de l’empereur Auguste, en 59 p.C. Agrippine la Jeune (15-59) complote contre son mari l’empereur Claude, pour mettre sur le trône son fils Néron… qui la fera assassiner à son tour. Des heures sombres, discrètement évoquées par le rouge fugace d’un fond de scène (annonçant le futur incendie de Rome, et les bains de sang qu’ordonnera Néron) ou les griffes menaçantes in fine d’un fils dans le dos d’une mère envahissante.
Elément essentiel du décor, un immense escalier mobile, vertigineux, surgit en saisissante contre-plongée, tournoie comme une toupie, disparaît pour mieux revenir, métaphore insistante d’un pouvoir capricieux autant qu’écrasant…
La distribution est éblouissante de talent, et d’équilibre entre des personnalités affirmées. Majoritairement anglophone, elle n’offre pas toujours dans la voix la vibration mélodique de l’italien, mais demeure néanmoins intelligible.
En tête de distribution, une Joyce DiDonato impérieuse règle chaque instant de la petite et de la grande histoire. Sa voix est claire, solide, charpentée comme son personnage, veloutée dans le machiavélisme, acide dans la morsure, charnue dans l’appétit démesuré du pouvoir, mais presque émouvante dans son « Pensieri, voi mi tormentate, seule fêlure perceptible…
En prise de rôle Brenda Rae (Poppée) signe magistralement de son impétuosité scénique et vocale, la complexité de la séduisante Poppée lancée à 200 à l’heure !
Matthew Rose incarne Claude, l’empereur dont le retour dérange ; avec la même maestria il sera le général d’opérette multi-médaillé (I), l’amant suffisant dans son effeuillage burlesque (II), ou l’homme accablé par la noirceur du monde (III)… Sa stature de colosse le sauve du ridicule et lui confère au dénouement une humanité touchante. Ses médiums sont plus assurés que ses basses, mais on peut attribuer ces minimes hésitations aux émotions du personnage.
Mais c’est Kate Lindsey qui vous coupe le souffle. Bluffante. Aussi souple gymnaste que mezzo troublante, elle compose un Néron bondissant, félin enjôleur, gamin impertinent, insidieux, imprévisible, un ado mal dans sa peau qui provoque, supplie et méprise, qui snife largo nasu… Sans doute le chef-d’œuvre d’une artiste déjà remarquée dans des Chérubins mémorables.
L’Histoire romaine va bientôt s’accélérer, jusqu’à une triste année qui ne verra pas moins de 3 empereurs se succéder. Dans cet univers scénique où la duplicité mène la danse, seul Othon (Iestyn Davies) est honnête, pauvre victime expiatoire au milieu des loups ; au point que son premier air de frêle contre-ténor en arrive à sonner faux dans sa justesse même ; mais quelle émotion dans le quasi-lynchage dont il sera victime, et quelle sincérité poignante dans ses protestations d’amour (III) auprès d’une Poppée toute papillonnante !
Dans le registre de la comédie, Narcisse le contre-ténor et Pallas le baryton (Duncan Rock), en Dupont-Dupond de la politique, composent un tandem jubilatoire, oscillant toujours sur le fil ténu entre drame et rire.
Le chef Harry Bicket imprime un tempo alerte mais mobile, passant en toute fluidité du recitativo secco à l’aria, ciselant un dialogue en finesse entre les protagonistes et chaque pupitre de la fosse, offrant à la riche partition de Haendel, – une vraie rockstar à son époque – des nuances d’une infinie précision, jusqu’à l’éclat sombre de l’octuor vocal conclusif.
Une des grandes réussites de cette production, au sein même d’une théâtralité assumée – c’est bien le philosophe Sénèque qui avait enseigné à son élève Néron que le monde n’était qu’une vaste scène -, est d’avoir su ménager la complexité sordide des grands et petits arrangements du pouvoir, avec la finesse exquise de situations délicates, dans le sourire comme dans le cynisme.
Quelle aubaine, ces diffusions opératiques au cinéma, en direct ou en différé, qu’elles viennent du Met, de Covent Garden, de la Scala, de Garnier ou Bastille, ou du Bolchoï. Une aubaine financière pour les établissements émetteurs, une chance unique pour le public du monde entier qui accède ainsi aux plus belles productions lyriques, à des tarifs très compétitifs. Avec des bonus, comme les interviews des artistes dans les coulisses à l’entracte… hélas en v.o., alors que les productions, elles, sont sous-titrées. Dommage que la pluie n’ait amené ce soir-là au Pathé-Cap-Sud d’Avignon qu’une petite trentaine de mélomanes, pour une jauge quatre fois supérieure !
Les prochaines diffusions annoncées seront : Le Vaisseau fantôme (samedi 14 mars 2020, 18h55), Tosca (samedi 11 avril), Maria Stuarda (samedi 9 mai). (Réservations)
Sauf si…
En pleine épidémie – voire pandémie – de coronavirus (le Covid-19), les annulations d’événements publics, culturels, sportifs ou commerciaux, se multiplient au rythme des nouvelles contaminations. Les Etats-Unis ont enregistré leur premier décès à l’heure même où s’ouvrait le rideau du Met illustré de la Louve du Capitole allaitant Romulus et Remus. Ayant transposé – avec une cohérence jubilatoire – toute l’action dans l’actualité du XXIe siècle, David McVicar pousse le curseur jusqu’à des limites qui font frémir, avec ses SDF agglutinés autour d’un Néron en gants plastique jouant un Samu social condescendant, avec ses flacons de gel hydroalcoolique…
Quid des prochaines représentations ? (G.ad. Photos Met).
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