Rencontre avec un pianiste humaniste, août 2016
(et notre compte rendu de concert)
La première Nuit du Piano à La Roque d’Anthéron, consacrée à Beethoven, nous a permis d’entendre le célèbre Abdelrahman El Bacha, considéré comme l’un des plus grands pianistes actuels. Avec son répertoire axé sur des œuvres de Bach, Beethoven, Schubert, Chopin, Schumann et bien d’autres, sa venue crée à chaque fois, l’événement musical. Sollicité par la scène internationale, ce grand maître du piano est l’homme des défis, à l’image de son enregistrement de l’intégrale de l’œuvre de Chopin par ordre chronologique ou celle des sonates de Beethoven. Nous nous sommes entretenus avec lui après sa magnifique prestation à La Roque d’Anthéron durant laquelle il a interprété le 4e Concerto en sol majeur op.58 de Beethoven.
-Généralement au Festival de La Roque d’Anthéron, les pianistes jouent sur des Steinway, ce fut le cas pour Benjamin Grosvenor et Barry Douglas qui vous ont précédé. Vous-même avez joué sur un Bechstein. Quelles qualités spécifiques trouvez-vous à cette marque d’instrument? Votre choix varie-t-il en fonction des œuvres ?
–Oui, le choix peut varier en fonction des œuvres, il y a même des pianistes beaucoup plus exigeants dans la mesure où ils consacrent une certaine préparation des marteaux en fonction de l’œuvre qu’ils jouent. Moi je ne vais pas jusque là mais j’aime bien la marque Bechstein pour la raison suivante : ce sont des pianos qui sont plus dans la descendance directe des Pleyel par exemple, qui ont un certain toucher, un certain velouté, ce ne sont pas des pianos qui projettent le plus l’attaque du toucher mais qui favorisent plus une chaleur, une profondeur de la sonorité. J’aime bien retrouver l’aspect vocal et lyrique du piano, c’est un peu le style qu’affectionnait Chopin. La brillance est aussi importante selon les œuvres, mais quand je joue Mozart, Beethoven, Chopin ou Schubert, je trouve que les qualités lyriques d’un piano, la douceur, la chaleur sont importantes et Bechstein privilégie plutôt cet aspect de la sonorité.
-Lors de votre interprétation du 4e concerto de Beethoven il est spécifié sur le programme : 1er mouvement – Allegro moderato (cadence d’Abdelrahman El Bacha). Quelle en est la signification?
-Généralement à la fin d’un premier mouvement de concerto, il y a un moment où l’orchestre s’arrête et où le soliste joue tout seul, ça peut être très virtuose, c’est un peu la tradition. Mozart a écrit souvent les cadences qui terminent le premier mouvement du concerto. Durant peut être 2 ou 3 minutes le soliste joue tout seul, ensuite l’orchestre entre et conclut le mouvement en question. Mozart n’a pas toujours écrit des cadences ; à l’époque, il était courant que le soliste qui jouait cette œuvre improvise tout seul, montre un peu ses qualités de pianiste, de virtuose et même parfois aussi de compositeur parce que très souvent à l’époque, les pianistes étaient aussi compositeurs. Donc le pianiste improvisait ; on sait par exemple que pour le 20e concerto de Mozart il n’existe pas de cadence écrite par Mozart, et Beethoven qui aimait ce concerto en a écrit les cadences. Beethoven a écrit les cadences pour ses cinq concertos. En général, je les joue. Pour le 4e concerto, il a écrit deux cadences (toujours pour le 1er mouvement) et je trouve à chaque fois (mais c’est très personnel) qu’avec ces cadences on sort un peu du cadre du concerto et on a l’impression d’entrer dans quelque chose de différent. Je voulais un peu garder cette ambiance qui est très symphonique, je voulais reprendre les éléments spécifiques du concerto, un peu comme Beethoven l’a fait pour la cadence du 5e concerto, garder des modulations qui appartiennent au style du concerto et ne pas faire trop différemment. C’est pour ça que j’ai écrit moi même cette cadence dans l’esprit de ce qui se faisait à l’époque où le soliste pouvait participer et improviser lui même la cadence.
-Dans le documentaire La Passion au bout des doigts qui date de votre intégrale Chopin vous dites : « Je m’impose d’être au plus près du moindre détail pour que ce détail serve l’émotion. C’est alors que l’interprète est créateur ». Dans le 4e concerto de Beethoven qu’avez-vous cherché à mettre en valeur?
-En fait quand je travaille une œuvre et que je la joue les premières fois, j’essaie d’être extrêmement fidèle aux moindres détails. Ensuite, quand le détail a été totalement intégré dans notre interprétation, on peut se permettre des libertés qui servent une idée directrice de l’ensemble. Elle devient plus importante encore que le détail. Donc, il arrive par exemple que je sois moins rigoureux sur le maintien du tempo, c’est-à-dire faire ralentir ou accélérer quelque chose qui serve l’émotion de l’instant, ce que je n’ai pas forcément prévu, mais qui ne contredit pas la ligne générale. Au contraire, elle est là pour la servir. Voilà en quoi le choix entre la ligne générale et le détail peuvent parfois un peu diverger mais apparemment cela n’a pas été ressenti comme étant un manque de rigueur mais au contraire comme un présent vécu intensément.
-Vous avez enregistré tout Chopin, les sonates de Beethoven, Prokofiev, mais quelle place occupe dans votre sensibilité d’interprète J.S.Bach, celui que beaucoup considèrent comme le père de la musique?
-C’est une place que je dirai capitale, puisque c’est le Clavier Bien Tempéré qui m’a formé entre l’âge de 10 à 14 ans. Je l’ai étudié à ces âges-là parallèlement à d’autres compositeurs et des études formatrices ; j’ai travaillé tout le Clavier Bien Tempéré, avec les Préludes et Fugues, il y en a 48. Le premier livre de cette œuvre a été enregistré en octobre 2010 sous le label japonais « Triton Octavia Records » et le deuxième en février 2014. Il était important pour moi de parcourir cette œuvre qui est dans la formation d’un pianiste. Quelque formation que l’on choisisse, si l’on n’est pas passé par Bach, je trouve qu’il nous manque quelque chose de fondamental.
-Quand on vous voit entrer en scène, le public a l’impression d’une grande sérénité. Vous arrive-t-il d’avoir le trac?
-Vous savez, je suis un être humain comme tout le monde. Le trac est quelque chose qui vous prend que vous le vouliez ou pas ! Cependant on peut plus ou moins le faire paraître ou le cacher, il semble que je le cache très bien ! Mais peut-être aussi que ma réflexion personnelle sur la vie, sur l’existence, sur le rôle de l’interprète, sur le pourquoi d’un concert m’a aidé aussi. Je trouve que le premier responsable du trac, c’est l’ego; c’est vrai qu’un artiste doit avoir confiance en lui, doit accepter sa personnalité, développer son intériorité parce que c’est aussi ça qui va participer à l’interprétation, à la création. Il y a une part de l’ego qui est néfaste pour la maîtrise de soi, néfaste pour le contrôle, qui est néfaste aussi pour la philosophie de l’interprétation parce qu’après tout nous sommes là au service de la musique, au service d’une œuvre, d’un compositeur. On est finalement serviteur et l’interprète n’est pas le seul centre d’intérêt. Si on prend ça vraiment en considération, si l’on développe cet aspect d’être serviteur, finalement l’ego est bien maîtrisé. Là le trac est peut être moins fort. Je ne dis pas que c’est facile mais c’est une philosophie que j’ai développée. Je ne me considère pas au concert comme étant en lutte avec le public mais comme étant un passeur du beau et c’est ça qui me porte, c’est ça qui diminue l’hégémonie de l’ego qui nous guette en tant que soliste, en tant que « star ». Je ne veux pas de ce rapport-là, ni avec la musique ni avec le public.
-Vous êtes aussi compositeur : vos compositions sont-elles influencées par votre côté oriental ou occidental?
-C’est une question intéressante : ceux qui ont écouté mes compositions ont remarqué une belle synthèse de mes origines orientales et de la musique qui est dans mon répertoire de pianiste. Je peux indiquer 3 directions dans mes compositions : orientale bien sûr, romantique dans la mesure où Schumann est souvent présent dans l’esprit, et aussi andalouse ; je ne sais pas pourquoi, mais ma mère chantait la musique espagnole, elle aimait beaucoup cette couleur de musique et puis peut-être aussi c’est là où la musique arabe trouve ses plus belles sources. J’aime beaucoup la musique espagnole et j’ai joué récemment plusieurs fois les Goyescas de Granados qui me parlent beaucoup, cette musique m’est très naturelle.
-Quels sont vos prochains projets discographiques?
-« Mirare » va produire l’enregistrement de mes œuvres, ce sera l’année prochaine pour paraître début 2018. D’autre part avec la firme japonaise « Triton Octavia Records » le projet sera un enregistrement Granados avec les Goyescas.
-Quelle place peut prendre la musique dans une période de grande tension dans le monde?
-C’est là où elle prend toute sa signification ! Parce qu’il est arrivé (je vous dis ça vraiment personnellement) que j’entende jouer de façon un peu légère des musiques qui ont été composées dans la douleur, dans la souffrance, dans un état de profonde sensibilité. Aujourd’hui, ces œuvres-là ne peuvent pas être jouées de façon légère, elles ne peuvent pas être jouées de façon purement séductrice ou charmeuse. Elles doivent retrouver leur source d’une interrogation humaniste, d’une interrogation philosophique, voire religieuse, spirituelle en tout cas, car elles ont été conçues dans cette sensibilité. Je dois dire que quand je rejoue Bach, quand je rejoue Beethoven, je l’offre dans une sensibilité et je sens que le public est dans une autre écoute, c’est l’écoute qui convient à cette musique. Il ne faut pas non plus à chaque fois espérer des drames pour apprécier cette musique mais elle prend sa signification, elle nous permet de retrouver sa profondeur. C’est une chose que je pense profondément. (Propos recueillis par D.B. Avec tous les remerciements de à l’artiste. Photo Festival).
Pour aller plus loin: Voir un extrait du documentaire de Gérard Corbiau « Un piano entre Orient et Occident » et le documentaire : Abdel Rahman El Bacha, la passion au bout des doigts .