Une ode à l’âme russe, « la jeunesse dans toute sa puissance »
Nous avons rencontré plusieurs fois, et plusieurs fois interviewé, Abdel Rahman El Bacha. Ce sont toujours des moments rares, tant l’artiste – autant que l’homme – dégage d’intensité sereine et de spiritualité.
Il ouvrira la saison symphonique avignonnaise 2019-2020, avec le 3e Concerto (1921) de Prokofiev (1891-1953).
-Ce concerto en do majeur op. 26 de Prokofiev a été composé, je crois, en Bretagne en 1921, à partir d’une ébauche de 1913. Il a été créé à Chicago en 1921, puis joué à la radio par l’orchestre de la BBC, enregistré ensuite, à Londres puis à Moscou en 1962. Peut-on dire qu’on y sent battre le cœur du monde ? A vous, homme d’une double culture, parle-t-il tout particulièrement ?
–C’est en fait une heureuse rencontre. Tout musicien est d’abord du pays de la musique, de la poésie, avant d’avoir les racines circonstancielles de sa naissance, de sa croissance. Quand on atteint le monde de l’art, ce qui prime, c’est la vibration de la vie, on est alors de tous les pays. Ce privilège artistique, c’est l’universalisme de l’appartenance humaine, au-delà de la géographie. Quant à Prokofiev, il a quitté la Russie, quand il a senti qu’il ne pouvait plus s’exprimer librement dans son art.
-Comment peut-on décrire les impressions et les émotions de ce 3e Concerto ? En quoi est-il caractéristique de « l’âme russe » ?
–C’est une musique toujours jeune, c’est la jeunesse dans toute sa puissance. Dans ce concerto, c’est l’âme de la liberté qui vibre. L’âme russe exprime toute sa puissance dans les trois mouvements ; Prokofiev était un pianiste extraordinaire, et très original, qui a voulu casser le cou au post-romantisme dont on avait alors assez. Avec Stravinski il a imaginé une nouvelle direction de la musique, tout en gardant le lyrisme, qui n’est pas antinomique du romantisme. Ce qui domine, c’est la prédominance du sentiment sur d’autres aspects de la vie, c’est ce qui donne cette vitalité, cette lumière, cette puissance.
-Comment se manifeste cette vitalité dans la partition ?
–Le 2e mouvement, par exemple, commence comme une gavotte, néo-classique, adorable. Tout à coup, avec des variations de ce thème, il révèle des facettes inattendues ; c’est un jeu furioso, la tempête, mais aussi l’ironie. On tord le cou à tout, au classicisme, au romantisme ; on croirait un petit garçon qui donne des coups de pied, sans méchanceté, mais pour exprimer la fougue de la jeunesse, une sorte de délinquance innocente. Ce sont les gros mots de la jeunesse (sourire), le chant de la jeunesse, transformé par le génie, avec des couleurs inattendues à la fin du mouvement.
-On s’accorde en effet à parler de « l’ironie » de Prokofiev. Comment l’auditeur peut-il la percevoir ?
–C’est une part de l’intelligence de Prokofiev. Comme des miroirs déformants, c’est un jeu par rapport à tous les possibles. L’écriture au piano marque des distorsions d’éléments connus du jeu pianistique. Comme chez Picasso, c’est une liberté pleinement assumée. Ce qui n’empêche pas les références à des formes plus connues. Au début du concerto, on a une berceuse traditionnelle, uniquement sur les touches blanches, une ambiance pure et innocente, puis un arpège en mi bémol brisé mineur, et ainsi de suite… C’est, de ses cinq concertos, le plus populaire, écrits sur une vingtaine d’années. Le public va adorer les thèmes : trois mélodies magnifiques ; et, entre deux, une virtuosité vertigineuse, autant visuelle que vigoureuse, avec une grande rapidité. Mais aussi un travail « payant » pour le pianiste, certains n’hésitant pas à « bluffer », car chez Prokofiev la difficulté se voit, et le public peut l’apprécier. Chez Beethoven ou Bartok par exemple, la difficulté passe totalement inaperçue, tout a l’air simple. Vous regarderez bien les mains, notamment le jeu de croisement, qui n’est pas simple. Une autre caractéristique de ce concerto, c’est a lutte avec l’orchestre, un échange chargé, puissant, au point qu’un pianiste qui manque de puissance se laisse noyer. On vit un véritable rapport de force, une sorte de match.
-Ce concert sera une ode à « l’âme russe ». Comment peut-on définir l’âme russe ?
–L’âme russe est avant tout chargée d’émotion. C’est un hymne à la puissance, qui en elle-même n’est ni bonne ni mauvaise. La puissance fait partie de l’âme russe, de Rachmaninov, de Stravinski, de Prokofiev… Egalement l’affect de l’âme est une caractéristique russe, une vision moderne de l’âme russe, qui doit beaucoup à l’atmosphère de Petrouchka, mais qui est plus ludique. Tchaïkovski, lui, garde une part de romantisme, mais profondément dramatique.
-Prokofiev fait-il partie de votre panthéon personnel ? (c’est par le 2e concerto de Prokofiev que A. El Bacha a remporté le Concours Reine Elisabeth à l’unanimité, NDLR)
-Sans aucun doute. J’ai joué deux fois en concert l’intégrale des cinq concertos, en 1992 à Liège et en 2004 à l’Opéra de la Monnaie à Bruxelles. Et j’ai enregistré le double CD, ce qui correspond à la captation de deux soirées.
-Interprète, vous êtes également compositeur. Comment travaillez-vous et quelles sont vos sources d’inspiration ?
–Pour moi la composition n’a rien d’un travail. Je ne suis pas compositeur professionnel et je n’ai répondu qu’à la commande de la part de mon père. En revanche la composition ne m’a pas quitté depuis l’âge de 6 ans. C’est pour moi comme une récréation. Ce qui m’inspire, ce sont des moments intimes, personnels, qui traduisaient les émotions de ma vie, ma vie de papa, d’homme, d’artiste. Je les ai gardés pendant des années dans des tiroirs, sauf pour faire des cadeaux à des amis. Quelquefois je les jouais en bis ; et quand on me les a demandés, réclamés, je les ai édités. Ils représentent pour moi des instants de liberté. » (photos D.B.)
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