Abdel Rahman El Bacha, un musicien humaniste, revient à La Roque d’Anthéron (août 2020) :
« la musique est communication »
Nous connaissons bien Abdel Rahman El Bacha et l’avons interviewé plusieurs fois. (voir nos pages diverses : compte rendu du concert symphonique du 18 octobre 2019, du récital du 11 janvier 2019, entretiens en 2016, 2017, 2018, 2019). A chaque fois, c’est un moment exceptionnel, tant l’homme dégage une humanité et une spiritualité rares.
-D.B. pour ClassiqueenProvence. Comment avez-vous conçu ce programme pour Le Festival de la Roque d’Anthéron ? (compte rendu du concert à lire ici)
-AREB. J’ai fait une intégrale Chopin à La Roque en 2003. Je voulais à l’époque proposer au public l’œuvre de Chopin dans l’écoute chronologique des compositions, qui révèle un Chopin peu connu, dont le style et la vie évoluent dans une certaine direction. Je crois que ça a été perçu et apprécié par un public qui pensait tout connaître de Chopin.
Je garde aujourd’hui cet objectif car je considère que la vie de Chopin se projette bien dans la chronologie de l’œuvre. Quand je joue un récital Chopin, j’évite, même si ça se pratique encore par des pianistes qui en sont tout à fait convaincus, j’évite donc de programmer un seul genre de composition, mis à part le cycle des 24 Préludes ou bien les deux cycles des Etudes. Chopin n’a pas conçu son œuvre par cycles, il a composé une Ballade par ci, un Nocturne par là, un groupe de Mazurkas, etc… J’aime bien dans un récital que l’on change de rythme et de style d’écoute.
Pour le concert de La Roque d’Anthéron, j’ai conçu un programme qui recoupe à la fois les plus grands chefs-d’œuvre de Chopin et en même temps je les ai regroupés de manière à varier l’écoute. Donc comme je voulais proposer les Ballades et les Scherzos, je n’ai pas voulu jouer les 4 Ballades ni les 4 Scherzos à la file mais glisser entre eux un Nocturne qui date de la même époque. Il se trouve comme par hasard que la première Ballade et le premier Scherzo datent à peu près de la même époque ainsi que la deuxième Ballade et le deuxième Scherzo et ainsi de suite. A noter que la 4eme Ballade et le 4eme Scherzo ont été composés la même année.
A chaque fois, on a l’impression de ne pas écouter juste des Ballades ou des Scherzos mais d’écouter 4 Sonates avec l’alternance de mouvements rapides et mouvements lents. Dans le Nocturne on peut avoir quelque chose de plus ou moins mouvementé mais ça reste assez calme et ça fait donc office un peu de mouvement lent.
-D.B. Comment expliquez vous le fait que certains pianistes se consacrent à Chopin alors que d’autres ne veulent pas y toucher?
-AREB. Je me souviens d’une phrase d’Alfred Brendel qui disait « Je ne veux pas toucher à Chopin parce que je risque de m’y noyer. » Il n’y avait pas que du péjoratif dans cette phrase, cela voulait surtout montrer que la force de la musique de Chopin agit comme un aimant sur le pianiste tellement elle est pleine de charme et de séduction. Cela ne s’entend pas dans un sens superficiel ou juste accrocheur mais comme un charme profond, parce que les pianistes qui interprètent Chopin arrivent à projeter toute leur âme. C’est ce qui fait sa force et son miracle. Ajoutons à cela une écriture idéale qui fait sonner le piano sans qu’il y ait l’effort de faire équilibrer l’aigu avec le médium et le grave, cette musique s’équilibre par elle-même. C’est un cadeau offert aux pianistes que nul autre compositeur n’a réussi à offrir, même ceux qui ont imité Chopin et ils sont nombreux.
Le confort dont je parle ne veut pas dire qu’il est facile de jouer Chopin, loin de là, parce que la musique de Chopin au-delà de son charme et de sa séduction arrive à de grandes profondeurs qui ne se révèlent que chez les très grands compositeurs, et je ne parle même pas des grands compositeurs pianistes, je parle de grands compositeurs comme Bach et Mozart!
La musique de Chopin touche à des choses très profondes, il faut avoir véritablement une sensibilité à fleur de peau mais aussi une conscience existentielle, s’être posé parfois des questions graves, profondes, philosophiques sur la vie pour pouvoir exprimer ce qu’il y a dans cette musique.
-D.B.Vous avez des projets : le 29 août à Gordes à 20h dans les jardins de la mairie, vous donnez un concert intitulé « Achrafieh 2020 » dans le cadre d’un festival humanitaire. Vous pouvez en dire plus?
(à noter que cette interview a eu lieu avant la catastrophe du 4 août à Beyrouth)
-AREB. Achrafieh c’est le nom d’un quartier à Beyrouth très habité, et c’est le nom d’une association qui s’inquiète énormément de ce qu’il faut appeler la survie des Libanais, plus particulièrement de ces quartiers de Beyrouth que je connais, depuis mon enfance. C’est un concert que j’offre pour le Liban, pour lutter contre l’effondrement économique qu’il est en train de vivre. C’est un acte que j’estime naturel. C’est un devoir de la part d’un Libanais de pouvoir apporter ce qu’il peut apporter pour secourir ses concitoyens. Au programme de ce concert : la Sonate Pathétique de Beethoven, quelques pièces de ma composition et trois extraits des Miroirs de Ravel.
Autres concerts programmés:
Les 25 et 26 septembre aux Filatures de Mulhouse le 1er concerto pour piano de Chopin, avec l’orchestre symphonique dMulhouse sous la direction de Jacques Lacombe.
Le 13 décembre sur La Scène musicale de Boulogne, le 2eme concerto de Brahms avec l’orchestre Pasdeloup sous la direction de Wolfgang Doerner
–D.B. Comment avez-vous vécu cette période de confinement avec la COVID ?
–AREB. Dans un premier temps, c’était le calme; j’apprécie beaucoup le calme, l’air s’est purifié, on a même pu voir un ciel bleu de Provence dans Bruxelles. Ça me faisait plaisir, mais j’étais inquiet pour les victimes de cette pandémie et pour les gens qui souffraient. J’ai pensé surtout à ceux qui mouraient dans la solitude et aux familles qui ne pouvaient pas rendre un dernier hommage à leurs disparus. J’y ai trouvé un avilissement de l’humanité, c’est terrible sur ce plan-là.
Pour mon travail personnel, c’était une occasion pour moi de travailler tranquillement des œuvres qui attendaient d’être inclues dans mon répertoire et que j’aime beaucoup, comme les Sonates de Guerre de Prokofiev, le 2eme Concerto de Brahms qui est déjà programmé même si on ne sait pas encore s’il va pouvoir être produit.
Pour moi, être privé de donner des concerts est peut-être actuellement moins grave que pour certains jeunes qui n’ont pas encore fait leur expérience et qui en ont besoin sur un plan artistique et financier. J’ai la chance de ne pas être tributaire de ces revenus que m’apportent les concerts mais le contact avec le public commence à me manquer! La musique est communication et on a envie de communiquer l’essentiel, et c’est la musique qui le permet.
C’est pour cela que je fais ce métier depuis mes 20 ans ! (Propos recueillis par D.B. Photo Christophe Grémiot, La Roque 2017)
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