Le 5 juillet, on entre doucement dans le Festival. C’est un moment béni. Les « Scènes d’Avignon » (Balcon, Carmes-Benedetto, Chêne noir, Chien Qui Fume, Halles) et quelques théâtres occasionnels commencent en même temps que le In, la veille de l’ouverture officielle. On se précipite… Moment béni pour les Avignonnais et limitrophes. La ville est encore à nous, et le festival n’est là que pour nous. Toute l’année une vingtaine de théâtres ont une programmation permanente, avec un public fidélisé. C’est ce même public qu’on retrouve en juillet.
Mais très vite l’ambiance va changer. Trois, quatre jours plus tard, dès le samedi, on se sent déjà minoritaires, un peu comme importuns chez soi. C’est encore bon enfant, mais la fébrilité gagne du terrain, au moment même où les meutes s’emparent goulûment de la ville. Festivaliers hagards, perdus dans le dédale des rues médiévales, troupes déjantées qui se croient seules au monde, comme des nuées de criquets parfois. A contrario, des tractages sympathiques (les plus nombreux) ou des défilés costumés de comédiens bien élevés (les plus nombreux tout de même). Caméras et micros vous bousculent. Vous ne tardez pas à être « emportés par la foule »…
A l’ombre des platanes ou des micocouliers, sous les tilleuls verts de la promenade, ou contre les vieilles pierres brûlantes, c’est le passage obligé avant le spectacle. L’attente, parfois interminable, parfois inconfortable. Selon l’amabilité des compagnons de file, on échange les bonnes adresses, les pépites… ou les déceptions. Coups de cœur, coups de gueule. Parfois oubli total, dès le soir même. « Ce que vous avez vu aujourd’hui, ça vaut le coup ? – En fait, qu’est-ce qu’on a vu ? On en a vu tant ! ». Mauvais signe que le trou noir…
Plus de 1400 spectacles cette année, un peu plus à chaque édition. Si les organisateurs s’en réjouissent comme d’une preuve de la vitalité du spectacle vivant, c’est néanmoins au prix de terribles déconvenues de troupes qui n’arrivent pas à attirer les programmateurs malgré leurs qualités et le tractage ; et après avoir investi souvent 15 à 20.000€.
Je ne prétends pas donner ici des conseils, tout au plus quelques pistes, en fonction du chemin que j’ai fait moi-même. Et en sachant que j’ai dû, pour des raisons diverses, voir des pièces vers lesquelles je ne serais pas allée spontanément, et que j’ai dû a contrario renoncer à certaines autres vers lesquelles pourtant je penchais…
Evidemment, je privilégie d’abord les scènes permanentes, que je suis toute la saison, les cinq que j’ai citées en ouverture, mais aussi l’Etincelle, le Rempart, ou les Vents, plutôt que le garage du coin, transformé dans la hâte en salle de spectacle.
Et si, à mon corps défendant, j’ai vu des succès parisiens déjà bien rôdés, la claque et les chauffeurs de salle m’y indisposent au plus haut point, et me font prendre en grippe le spectacle quel que soit son intérêt intrinsèque.
- « Chansons ! d’amurs ! ». Atypique théâtre, 12h20, durée 50 min., réservations : 04 90 27 12 49.
L’amour, encore et toujours !? Mais ce sont là des « amurs » inédites, avec un fil rouge qui dessine une histoire banale mais toujours renouvelée, une fleur au coin du cœur. Laissez-vous entraîner dans des romances buissonnières, dans un spectacle cabaret aux rythmes divers, aux accessoires loufoques. Si Aimée a toujours connu les planches, au festival d’Avignon notamment depuis 1991 dans le sillage d’un papa conteur, et si Frédéric a commencé une carrière chez Actes-Sud puis Harmonia Mundi, leur rencontre il y a peu, dans un théâtre d’Avignon, a bouleversé leurs vies, professionnelles et personnelles. Et voilà les mots et les notes qui jaillissent de la guitare de l’un et de la voix de l’autre, à moins que ce ne soit l’inverse… Héritiers d’une culture dont ils se moquent gentiment, ils jonglent avec les sentiments comme avec un chewing-gum rose, ils insufflent dans le quotidien l’insoutenable légèreté de l’être en désir de l’autre. Et ils déroulent des mots en farandole, ils les savourent avec une gourmandise juvénile, et les lancent dans la salle comme des feux d’artifice. Sympathique et revigorant. CD du spectacle. (G.ad.)
- Kokdu, Théâtre du Balcon, 15h40, durée 50 min.
Il n’est pas certain que les Occidentaux saisissent toutes les subtilités des rites funéraires chamaniques de ce Kokdu (prononcer « kokdou »). Il est certain du moins qu’ils ne comprendront pas les dialogues, heureusement sur-titrés.
Quelques erreurs – minimes – de traduction (vocabulaire ou syntaxe) confèrent justement à ces textes quelque chose de touchant. Et pour nos oreilles d’Européens, le texte même est musique, avec ses inflexions, sa rudesse parfois, ses sonorités exotiques, puisqu’il est pour nous neutre de sens. Pour autant, on prend plaisir à ce spectacle haut en couleurs, totalement dépaysant pour l’œil et pour l’oreille, joué et dansé par une compagnie coréenne habituée du Festival. Le sujet : un père de famille vient de décéder, aussitôt s’organisent deux mondes, à la fois opposés et complémentaires, nécessairement entrelacés, l’ici et l’au-delà. Ici, ce sont les préparatifs codifiés des funérailles, les disputes fraternelles sordides autour du testament, les rivalités mesquines autour de la mère vite infantilisée. L’au-delà, ce sont les rites de passage, la présence constante des esprits, bienveillants ou vengeurs. Chacun de ces deux mondes comporte ses codes de couleurs, de rythmes, de gestuelles, de lumières. Vêtements multicolores, rapidité, lumières intenses pour le monde des vivants. Blanc de deuil, gestes alentis, lumière rouge tamisée pour le dialogue avec l’autre monde. Il se tisse ainsi, peu à peu, un récit séduisant, fascinant, entre théâtre d’ombres, danses rituelles, masques, mime, comédie, chorégraphie. L’ensemble est alerte, et, à travers les gestes ritualisés, se profilent les grandes questions métaphysiques, de l’au-delà, de la transmission, du temps, dans un mysticisme millénaire et toujours vivant… (G.ad.)
- La dernière idole, Artéphile, 22h40, durée 1h10, jusqu’au 17 juillet, réservations : 04 90 03 01 90.
Et si Johnny était devenu une légende, récupéré même par les « classiques » que nous sommes ? Idole, vous avez dit idole ? Grandeur et misères. L’idole, c’est le regard d’autrui qui la fabrique et qui la légitime. Dans la pénombre de la scène, une cigarette, puis deux. Une grande table barre l’espace, encombrée de verres, bouteilles, carafes de whisky.
Pierre-François Garel, Dieu merci, n’est pas le clone de Johnny, évitant ainsi l’identification rapide. Nommé aux Molières 2016, il livre une belle performance, de présence scénique et vocale, de parfaite intelligibilité (pas le clone, avons-nous dit…). Eclats de voix, quelques extraits sonores, verres qu’on brise, tables qu’on renverse… Est-ce un héros au crépuscule (le dernier, affirme l’auteur) ou un artiste encore glorieux ? Le monologue se révèle tour à tour récit, humble confession, plaidoyer ostentatoire, miroir brillant… Il construit peu à peu une idole tout autant qu’il la dé-construit et la fait voler en éclats, se déliter. Et même sans être soi-même un inconditionnel de Johnny, on se laisse prendre au jeu de cette belle performance. Dans un costume d’idole à paillettes imaginaires qui lui colle à la peau, mais dont il ne peut ni ne veut se défaire, l’artiste, victime consentante du regard des autres, est complice de sa propre aliénation. Quelques passages déconseillés aux oreilles chastes. G.ad.
- La guerre n’a pas un visage de femme. Je me rappelle encore ces yeux…, Théâtre du Chapeau-Rouge, 11h55, durée 1h05, à partir de 12 ans, du 7 au 30 juillet, relâche le 25 juillet, réservations : 04 90 84 04 30, ou 06 49 68 21 29. L’auteur Svletana Alexievitch, qui a été couronnée en 2015 du Prix Nobel de littérature, a patiemment recueilli pendant de longues années les témoignages de jeunes femmes soviétiques qui s’étaient engagées entre 1941 et 1945 contre l’ennemi nazi : infirmières, cantinières, ou officiers, pilotes… C’est un tout petit bout de femme qui s’est emparée de ces témoignages, pour leur donner corps et voix, dans une mise en scène d’une efficace sobriété. Des tranches de vies qui seraient ordinaires si les circonstances n’étaient pas totalement inhumaines. Des morceaux d’espoir, de terreur, volés à des vies de 20 ans, 40, 50, qu’importe ? Des instants de légèreté parfois dans un monde si lourd. Tantôt légère, tantôt grave, toujours sobre, Cécile Canal donne toute leur intensité à ces paroles authentiques de femmes, avec cependant une retenue qui évite tout pathos. Tous ces portraits, anonymes, criants de vérité, déroulent leur quotidien dérisoire sur un fond d’Histoire atroce. Et l’on voit défiler, dans une mise en scène minimaliste qui en souligne l’effet, une galerie de femmes dans toute leur diversité, unies seulement par leur engagement commun et leur courage. Comment donc ont-elles pu vivre, et survivre, ainsi ? (G.ad.)
- La Parure, Présence Pasteur, 12h30, durée 50 min., du 7 au 3. Juillet, relâche 11 et 18 juillet. Réservation 04 32 74 18 54, ou 0 966 97 78 54. Le Grand-Duché de Luxembourg nous a habitués, depuis quelques années, à quelques belles pièces dans le Off d’Avignon. Dernière en date, cet été, La Parure, de Guy de Maupassant, par la compagnie Ghislain Roussel. Présentée à L’Annexe de Présence Pasteur, la pièce reprend la nouvelle de Maupassant, parue en 1884, et replonge cette triste histoire dans notre société contemporaine. Seule sur scène, Ludmilla Klejniak vêtue d’une belle robe blanche classique se met à nous narrer le récit de Mathilde Loisel, cette jeune et belle parisienne « une de ces jolies et charmantes filles, nées, comme par erreur du destin, dans une famille d’employés » comme écrit l’auteur d’Une vie, de Bel-Ami, de Pierre et Jean ou encore de Boule de suif ou Le Horla. Une narration à la troisième personne mais, on comprend vite, qui est de fait on ne peut plus personnelle. Au départ distante, avec une voix claire, la narratrice étonne rapidement par un comportement lascif, des caresses exagérées de ses jambes habillées de résilles aussi blanches que sa robe. Une pureté immaculée de façade qui laisse malgré tout paraître rapidement une jalousie envers les plus riches, une envie de plaire et de briller en société qui pousseront son employé de mari à faire son possible pour obtenir une invitation à une soirée de gala au ministère, puis la jeune fille à se faire payer une nouvelle toilette hors de prix et prêter une magnifique parure en diamants par une ancienne camarade de couvent. Une parure qu’elle perdra lors de la soirée et qu’elle passera les dix années suivantes à rembourser, par tous les moyens possibles, y compris celui de pratiquer, dans une certaine discrétion, le plus vieux métier du monde.
On l’aura compris ; si le texte original est repris dans son intégralité, le metteur en scène s’offre quelques libertés et crée une distance entre le texte et la situation qui ne le rendent que plus actuel. D’ailleurs, l’adaptation est extrêmement moderne, avec des anachronismes volontaires et bienvenus. L’utilisation de la musique – allant du Beau Danube Bleu à la techno en passant par Le Paradis blanc de Michel Berger-, de la vidéo – qui permet d’illustrer la fête au ministère malgré une distribution réduite à son strict minimum -, de la lumière et des couleurs, des silences… mais aussi d’une grande sensualité ainsi que, par moments, de l’absence de la comédienne de la scène, donnent une esthétique toute particulière à cette descente aux enfers d’une jeune fille qui a voulu échapper, une soirée seulement, à sa condition sociale.
Des choix de metteur en scène portés magnifiquement par une Ludmilla Klejniak extrêmement expressive et juste, qui se transforme littéralement au fur et à mesure des déboires de son personnage. Un personnage, défait par la vie, mais qui, au moins, aura connu son quart d’heure de gloire ! (K.C.)
- La Poudre d’escampette, Théâtre du Chapeau-Rouge, 10h30, durée 40 min., à partir de 3 ans, du 9 au 30 juillet, relâche les 12, 19, 26 juillet, réservations : 04 90 84 04 30, ou 06 49 68 21 29. J’avais vu le spectacle lors de sa création en cours de saison, et les enfants présents avaient spontanément participé, signe évident de leur intérêt. Dans les 40 petites minutes du spectacle, Dame Lutin rapporte de son tour du monde les instruments de musique les plus hétéroclites, mais authentiques (un exotisme intelligent), puis va s’occuper de Ravigotte, la poule de sa voisine, malade à son départ, trépassée à son retour. Dame Lutin ramènera-t-elle la cocotte à la vie ? En fait « les cocottes », car elles sont plusieurs actrices à plumes à se relayer. Globalement obéissante, mourant et se réveillant au signal, les gallines manifestent parfois un peu d’indépendance… Du coup, le spectacle risque d’être quelque peu différent chaque jour. (G.ad.)
- Lettres anonymes d’aujourd’hui, Théâtre des Vents, 17h20, durée 1h, du 7 au 30 juillet, réservations : 06 20 17 24 12. En 2015 j’avais vu la pièce à sa création. Voici ce que j’écrivais alors.
Elles sont jubilatoires, ces Lettres anonymes d’aujourd’hui, gonflées de méchanceté ordinaire, mordantes de délation onctueuse… André Benedetto s’était régalé à les écrire, Stéphane Roux et Khalida Azaom se sont régalés à les monter et à les jouer sur la scène du Théâtres des Vents, dans un projet approuvé par l’auteur avant sa disparition. Ces dénonciations fictives jaillissent avec tout leur fiel insidieux, avec tout leur venin de citoyen modèle, de la bonne conscience d’un hypothétique Monsieur Tout le Monde. L’interprétation très fine des deux acteurs leur assure une redoutable efficacité et une présence de chair et d’os. La mise en scène ? Tout simplement géniale. Quant au violoncelle de Veronika Soboljevski, qui ajoute sa voix à la voix humaine, il sussurre avec talent des notes « ordinairement » assassines. L’on ne peut que s’indigner, certes, mais parfois aussi on compatit… O l’ambiguïté de la nature humaine ! Cette création du Festival 2015 – et seul texte d’André Benedetto, créateur malgré lui du Off, monté pour la 50e édition -, a eu dès l’ouverture le succès mérité.
Cette année, c’est Elsa Stirneman qui succède à Khalida. Toujours trois bouches, six oreilles, six mains, à peine éclairées. Et la voix du violoncelle, si proche, dit-on, de la voix humaine, parfois en continuo obsédant, parfois en semi-impro qui met le propos en perspective : une caisse de résonance de premier choix ! La délation ordinaire circule, se faufile, rampe, enfle, sournoise et grinçante, comme la calomnie du Barbier de Rossini. Et dans cet « ami qui vous veut du bien » ou ce « citoyen exemplaire », on devine le sourire de l’auteur, à la fois ironique et bienveillant, et sa jubilatoire délectation. Hypocrite délateur, mon semblable, mon frère… A moins que toute ressemblance, etc… selon la formule consacrée. (G.ad.)