Richard Galliano parcourt le monde avec les rythmes chauds de son accordéon, de l’Italie au Japon en ce moment. Il pose brièvement ses valises dans sa Provence natale, à Marignane ce 7 décembre 2023, et à Châteaurenard le lendemain, en concert symphonique. Echange avec un septuagénaire presque juvénile…
-Richard Galliano, présentez-nous votre double concert, à Marignane et Châteaurenard, « au rythme du tango ».
–J’ai rencontré l’orchestre (National Avignon-Provence, NDLR), et Samuel Jean, un ami de longue date. Le programme, ce ne sera pas seulement du tango, mais des compositions de Piazzola et de moi-même. Piazzola, c’est un ami, c’est lui qui m’a mis sur les rails.
-Je vous avais entendu à l’Opéra de Toulon en février 2020 dans « Passion Galliano », avec grand plaisir ; certaines pièces semblent communes.
–A chaque concert j’essaie de changer. C’est plus difficile avec orchestre, où il faut prévoir et tout arrêter a l’avance. Mais j’arrive d’une grande tournée en Italie, en solo ; pour éviter d’ennuyer le public, et de m’ennuyer, je change un peu tous les soirs. Ce sera une belle soirée, avec du tango. Mais aussi l’unique concerto pour bandonéon de Piazzola. Il y a aussi Madreperla, une petite pièce en 7 mouvements ; je viens de l’enregistrer avec l’Orchestre de Prague. Il y aura aussi le tango que j’ai écrit pour Claude Nougaro (avec lequel il a souvent joué, NDLR). D’ailleurs Hélène Brignon, la sœur de Claude, Hélène Nougaro épouse Brignon, sera présente au concert. Au programme aussi, Oblivion, une aria milonga.
-J’avais beaucoup aimé Madreperla. C’est une commande de 2018, je crois. Et c’est un clin d’œil éponyme à la nacre des boutons des instruments, accordéon et bandonéon ?
–Oui. C’est une mazurka antillaise. Elle est composée en hommage à Piazzola (argentin, 1921-1992) pour le bandonéon, à Toots Thielemans (bruxellois, 1922-2016) pour l’harmonica, et Eddy Louiss (français, 1941-2015) pour l’accordéon. C’est la seule pièce où je joue de 3 instruments, le bandonéon, l’accordéon, et un cousin de l’harmonica, un melowtone ; il a un clavier d’accordéon, c’est un prototype. C’est l’instrument excellent pour jouer les pièces lentes ; ce sont aussi des lames qui vibrent, mais avec mon propre souffle, au lieu du soufflet. En ce moment, je suis en train de revenir aux sources ; jeune, j’avais rejeté le musette ; je suis à l’hôtel avec mon épouse, j’écoute en boucle de la valse musette.
-Vous avez un talent multiforme : vous avez eu 3 Victoires de la musique dans des catégories distinctes comme le jazz (1997, pour l’album New York Tango, puis 1998, pour Blow Up avec Michel Portal – que nous avions interviewé en janvier dernier -), et la musique classique (2014). Et le Prix Sacem pour un ouvrage pédagogique co-écrit avec votre père (2010), et le Prix du meilleur compositeur (2014). Est-ce l’impossibilité de choisir une seule voie, ou le désir irrépressible de garder toutes les portes ouvertes ?
–J’ai 73 ans, je me sens encore jeune ; on a la chance d’être là, et l’expérience de la vie nous nourrit, avec quelques regrets aussi. C’est un bel âge, qui vaut la peine d’être vécu.
-Des regrets, dites-vous ?
–On est à l’âge où l’on perd ses parents ; c’est quelque chose qui ne me lâche pas, je n’arrête pas d’y penser. Mon père m’a donné le goût de la musique, l’envie de me réaliser. Mais j’ai un regret, après sa disposition ; il était compositeur, en même temps que son métier de professeur ; un compositeur magnifique, mais tellement discret ! J’ai le regret qu’on n’ait pas assez joué ensemble ; quand on est jeune, on n’a jamais le temps… C’est ce qui aujourd’hui me donne l’énergie à l’intérieur. Toutes ces personnes qu’on a connues, nos parents, et tous les gens qu’on a rencontrés… on est habités par leur âme. Tous ces gens qu’on a aimés … cela donne de belles vibrations, sur scène des émotions qui viennent spontanément ; il faut les laisser venir.
-Permettez-moi une petite provocation : l’accordéon, ce n’est pas ringard ?
–Ringard, non. Il y a des trésors dans les chansons, les compositions. Ça fonctionne de façon cyclique ; j’ai une petite fille de 13 ans ; elle a évidemment la sensibilité des jeunes de son âge, mais quelquefois je la piège (sourire) ; je lui ai fait écouter du Michel Legrand, Paris violon, et elle m’a dit : c’est joli, ça. Je lui ai appris aussi l’accompagnement au piano de Avec le temps. À dose homéopathique, bien sûr. Notre génération, et moi en particulier j’ai eu la chance de connaître Reggiani, Barbara, Aznavour, Moustaki ; nous avons quelque chose à faire passer. Ce n’est pas une question d’époque ; c’est une émotion à faire ressentir. Quand les jeunes disent que c’est vieux, je dis « non, ce n’est pas vieux, c’est intemporel ; la beauté est intemporelle ». Hier soir, avec ma femme à l’hôtel on était « ensuqués », comme on dit dans le Midi : quand on voit tout ce qui se passe, c’est terrible… Il faut, comme le disait Nougaro, militer pour le beau.
-Vous êtes un électron libre, inclassable…
–La liberté, oui, c’est important. Mais, vous savez, je n’ai pas choisi mon instrument. J’en suis tombé amoureux en écoutant mon père. C’est en fait un instrument très récent, créé vers 1820. Et tel qu’il a été mis au point, autour des années 50-60 seulement. Tous les pays s’approprient l’accordéon comme instrument national, disait Pierre Barouh (sourire). Il faut dire qu’en France l’instrument a une vraie poésie, un feeling, une sensibilité particulière, pas seulement à Montmartre, une sensibilité qui correspond à l’identité de l’instrument. On a montré tout ce qu’on pouvait faire, accéder au conservatoire, jouer du baroque ou de la musique contemporaine… ; il est capable de swing, d’impro…J’ai fait tout le parcours, j’ai joué la musique de Bach, de Vivaldi…
-Je l’ignorais.
–C’était pour Deutsche Grammophon. Oui, j’ai joué Mozart, avec l’arrière-pensée de montrer que l’instrument pouvait tout jouer. Mais c’était perdre son identité. C’est jouer en queue-de-pie pour entrer au conservatoire.
-Symboliquement, je pense.
– (sourire) Oui, bien sûr.
-Il vous fallait donner une légitimité à l’instrument ?
–Oui. C’est une prouesse, physique déjà ! C’est un instrument très lourd : son poids, c’est à peu près 30 violons. Mais maintenant l’instrument est reconnu. J’ai fait tout un cheminement, surtout avec la chanson, puisque j’ai eu contact avec Nougaro, Barbara, même si j’étais dans leur ombre, dans la discrétion. Vous parliez d’un instrument ringard…
-Le terme est sans doute exagéré, et c’était une sorte de provocation de ma part.
–Moi je pense que l’instrument a été rejeté dans les années 60. Rappelez-vous ; le but des yéyés, c’est de couper avec la chanson française ; ils se positionnaient comme les cowboys américains (sourire). Mais Bill Haley, au début du rock n’roll, dans ses premiers petits films, on voit un accordéon, qui joue du boogy woody, du blues… Quand j’étais adolescent, mon père était musicien, il animait des fêtes, il jouait dans les cabarets, parallèlement à son métier de professeur ; il disait que les jeunes ne le laissaient pas sortir son instrument, mais l’obligeaient à jouer de l’orgue électronique. C’est un peu pourquoi je me sens une sorte de mission…
-Comme une revanche de votre père ?
–Oui, mais sans concession. Je reviens d’Italie, j’ai toujours joué devant des salles pleines. J’espère que ce sera pareil ici.
-On a beaucoup plus de mal. Les salles ne se sont pas remplies après la pandémie. Je faisais hier l’interview d’un musicien baroque, donc dans un tout autre domaine, mais qui me disait que, au contraire de l’Allemagne par exemple dont il revenait et où les salles étaient pleines, en France subsiste une sorte de crainte.
–C’est la même situation dans les cinémas : les salles sont vides, que ce soit à Paris ou en province.
-Vous avez pourtant quantité de projets, j’imagine ?
–Je vais en Allemagne animer ce qu’on appelle des master classes. Puis au Japon dans la période de Noël, pour donner 5 concerts au Blue note, à Tokyo ; là-bas je jouerai avec mon trio, guitare, basse et moi-même. Puis retour en France, mais je donne finalement plus de concerts à l’étranger. Si, ma prochaine date, c’est le 27 janvier salle Gaveau, avec l’Orchestre de Tchéquie, dans le programme du CD Madreperla. J’ai aussi commencé un disque solo, mais… il n’est pas encore annoncé (sourire).
-Alors on n’en parle pas.
–Ce sera une belle surprise. Et puis je voudrais parler de la région Sud, de ma région. J’y reviens souvent (natif de Nice, NDLR) ; mon luthier est au Thor (à une vingtaine de kilomètres d’Avignon, une petite ville du Vaucluse qui abrite aussi une scène départementale, NDLR), Thierry Beneteau ; il entretient mon instrument, il le tient en vie, il le fait revivre. Mon accordéon aura 60 ans cette année, il m’a été offert à mes 13 ans par ma grand-mère ! Il est précieux.
Propos recueillis par G.ad. Photo Wally Perusset
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